Digitized by the Internet Archive

in 2010 witii funding from

University of Ottawa

Iittp://www.arcliive.org/details/lesvangilesetl05rena

HISTOIRE

DES ORIGINES

DU CHRISTIANISME

LIVRE CINQUIÈME

QDI COMPREND DEPUIS LA DESTRUCTION DE LA NATIONALITÉ JUIVE jusqu'à la MORT DE TRAJAN

(7/1-117)

CALMAAN LÉV)\ li D l T E U II

ŒUVRES COMPLÈTES

D'ERNEST RENAN

FORMAT IN-S»

ViB DE JÉSUS. 15" idilion 1 volume.

Les APOTRES 1 volume.

Saint Paul, :ivec une note des voyages de saint Paul 1 volume.

L'ANTECHRIST 1 volume.

Les Évangiles et la seconde génération chrétienne 1 volume.

Dialogues et Fragments philosophiques. ie édition 1 volume.

La Réforme intellectuelle et morale. édition 1 volume.

Questions contemporaines. 2" édition 1 volume.

Histoire générale des langues sémitiques. édition.

Imprimerie impériale 1 volume.

Études d'histoire religieuse. édition 1 volume.

Essais de morale et de critique. édition 1 volume.

Le livre de Jon, traduit de l'hébreu, avec une étude sur l'âge et le

caractère du poOme. édition 1 volume.

Le Cantique des cantiques, traduit de l'hébreu, avec une étude .«ur

le plan, l'âge et le caractère du poëme. édition 1 volume.

De l'origine du langage. 4' édition 1 volume.

Averroès et l'averroïsmb, essai historique. 3" édition 1 volume.

Db la part des peuples sémitiques dans l'histoire de la civili- sation. — 1* édition brochure,

La Chaire d'hébreu au Collège de France brochure.

Spinoza, conférence donnée à La Haye brochure.

Mission de Phénicie, grand in-4o, avec atlas in-folio. Imprimerie

nationale 1 volume.

Histoire littéraire de la France au xiv« siècle, par Victor

Le Clerc et Ernest Renan 2 volumes.

PARIS. - Impr. J. CL.WE. - A. QCanti.s et C , rue Si-Benott |13481

LES

ÉVANGILES

ET LA

SECONDE GENERATION CHRETIENNE

PAR

ERNEST RENAN

MEMBRE DE L'INSTITDT

=^r ri

-g] C . L [g^

PARIS

CALMANN LÉVY, ÉDITEUR

ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES

KUEAUBER, 3, ET BOULEVARD DBS ITALIENS, 15

A LA LIBRAIRIE NOUVELLE Droits de reproduction et de traductiOMreseri^v^Brfi;^

OL

H 5

INTRODUCTION

OBSERVATIONS CRITIQUES SLR LES DOCUMENTS ORIGINAIK DE CETTE HISTOIRE.

J'avais d'abord cru pouvoir terminer en un volume cette histoire des Origines du christia- nisme ; mais la matière s'est agrandie à mesure que j'avançais dans mon œuvre, et le présent volume ne sera que l'avant-dernier. On y verra l'explication, telle qu'il est possible de la donner, d'un fait presque égal en importance à l'action personnelle de Jésus lui-même : je veux dire de la façon dont la légende de Jésus fut écrite. La rédaction des Évangiles est, après la vie de Jésus, le chapitre capital de l'histoire des origines chrétiennes. Les circonstances matérielles de cette rédaction sont entourées de mystère ; bien des

LES ÉVANGILES.

doutes, cependant, ont été levés dans ces dernières années, et on peut dire que le problème de la rédac- tion des Évangiles dits synoptiques est arrivé à une sorte de maturité. Les rapports du christianisme avec l'empire romain, les premières hérésies, la disparition des derniers disciples immédiats de Jésus, la séparation graduelle de l'Église et de la syna- gogue, les progrès de la hiérarchie ecclésiastique, la substitution du presbytérat à la communauté pri- mitive, les premiers commencements de l'épiscopat, l'avènement avec Trajan d'une sorte d'âge d'or pour la société civile; voilà les grands faits que nous ver- rons se dérouler devant nous. Notre sixième et der- nier volume contiendra l'histoire du christianisme sous les règnes d'Adrien et d'Antonin; on y verra le commencement du gnosticisme, la rédaction des écrits pseudo-johanniques, les premiers apologistes, le parti de saint Paul aboutissant par exagération à Tylarcion, le vieux christianisme aboutissant à un millénarisme grossier et au montanisme; au travers de tout cela, l'épiscopat prenant des développements rapides, le christianisme devenant chaque jour plus grec et moins hébreu, une « Église catholique .. commençant à résulter de l'accord de toutes les Églises particulières et à constituer un centre d'au- torité irréfragable, qui déjà se fixe à Rome. On

INTRODUCTION. m

y verra enfin la séparation absolue du judaïsme et du christianisme s'eiTectuer définitivement lors de la révolte de Bar-Coziba, et la haine la plus sombre s'allumer entre la mère et la fille. Dès lors on peut dire que le christianisme est formé. Son principe d'autorité existe; l'épiscopat a entièrement remplacé la démocratie primitive, et les évêques des différentes Églises sont en rapport les uns avec les autres. La nouvelle Bible est complète; elle s'appelle le Nouveau Testament. La divinité de Jésus-Christ est reconnue de toutes les Eglises, hors de la Syrie. Le Fils n'est pas encore l'égal du Père ; c'est un dieu second, un vizir suprême de la création; mais c'est bien un dieu. Enfin deux ou trois accès de maladies extrê- mement dangereuses que traverse la religion nais- sante, le gnosticisme, le montanisme, le docétisme, la tentative hérétic[ue de Marcion, sont vaincus par la force du principe interne de l'autorité. Le chris- tianisme, en outre, s'est répandu de toutes parts; il s'est assis au centre de la Gaule, il a pénétré dans l'Afrique. Il est une chose pubhque; les historiens parlent de lui ; il a ses avocats qui le défendent offi- ciellement, ses accusateurs qui commencent contre lui la guerre de la critique. Le christianisme, en un mot, est né, parfaitement né; c'est un enfant, il grandira beaucoup encore ; mais il a tous ses organes, il vit

IV LES ÉVANGILES.

en plein jour; ce n'est plus un embryon. Le cordon ombilical qui l'attachait à sa mère est coupé défi- nitivement. Il ne recevra plus rien d'elle : il vivra de sa vie propre.

C'est à ce moment, vers l'an 160, que nous arrêterons cet ouvrage. Ce qui suit appartient à l'histoire, et peut sembler relativement facile à raconter. Ce que nous avons voulu éclaircir appartient à l'embryogénie, et doit en grande partie se con- clure, parfois se deviner. Les esprits qui n'aiment que la certitude matérielle ne doivent pas se plaire en de pareilles recherches. Rarement, pour ces périodes reculées, on arrive à pouvoir dire avec précision comment les choses se sont passées ; mais on parvient parfois à se figurer les diverses façons dont elles ont pu se passer, et cela est beaucoup. S'il est une science qui ait fait de nos jours des progrès surprenants, c'est la science des mytho- logies comparées; or cette science a consisté beau- coup moins à nous apprendre comment chaque mythe s'est formé qu'à nous montrer les diverses catégories de formation, si bien que nous ne pou- vons pas dire : « Tel demi-dieu, telle déesse, est sûrement l'orage, l'éclair, l'aurore, etc. » ; mais nous pouvons dire : « Les phénomènes atmosphé- riques, en particulier ceux qui se rapportent à

INTRODUCTION. v

l'orage, au lever et au coucher du soleil, etc., ont été des sources fécondes de dieux et de demi-dieux. » Aristote avait raison de dire : « Il n'y a de science que du général. » L'histoire elle-même, l'histoire proprement dite, l'histoire se passant en plein jour et fondée sur des documents, échappe-t-elle à cette nécessité? Non certes, nous ne savons exactement le détail de rien ; ce qui importe, ce sont les lignes générales, les grands faits résultants et cjui reste- raient vrais quand même tous les détails seraient erronés.

Ainsi que je l'ai dit, l'objet le plus important de ce volume est d'expliquer d'une manière plausible la façon dont se sont formés les trois Évangiles appelés synoptiques, qui constituent, si on les compare au quatrième Évangile, une famille à part. Certes, beau- coup de points restent impossibles à préciser dans cette recherche délicate. Il faut avouer cependant que la question a fait, depuis vingt ans, de véri- tables progrès. Autant l'origine du quatrième Évan- gile, de celui qu'on attribue à Jean, reste enveloppée de mystère, autant les hypothèses sur le mode de ré- daction des Évangiles dits synoptiques ont atteint un haut degré de vraisemblance. Il y a eu en réalité trois sortes d'Évangiles : les Évangiles originaux ou de première main, composés uniquement d'après

M LES ÉVANGILES,

la tradition orale et sans que l'auteur eût sous les yeux aucun texte antérieur (selon mon opinion, il y eut deux Evangiles de ce genre, l'un écrit en hébreu ou plutôt en syriaque, maintenant perdu, mais dont beaucoup de fragments nous ont été conservés traduits en grec ou en latin par Clément d'Alexan- drie, Origène, Eusèbe, Épiphane, saint Jérôme, etc.; l'autre écrit en grec, c'est celui de saint Marc) ; les Évangiles en partie originaux, en partie de seconde main , faits en combinant des textes antérieurs et des traditions orales (tels furent l'Évangile faussement attribué h l'apôtre Matthieu et l'Évangile composé par Luc) ; â"* les Évangiles de seconde ou de troisième main, com- posés à froid sur des pièces écrites, sans que l'au- teur plongeât par aucune racine vivante dans la tradition (tel fut l'Évangile de Marcion ; tels furent aussi ces Évangiles, dits apocryphes, tirés des Évan- giles canoniques par des procédés d'amplification) . La variété des Évangiles vient de ce que la tradition qui s'y trotive consignée fut longtemps orale. Cette variété n'existerait pas, si tout d'abord la vie de Jésus avait été écrite. L'idée de modifier arbitrairement la rédac- tion des textes se présente en Orient moins qu'ail- leurs, parce que la reproduction littérale des récits antérieurs ou, si Ton veut, le plagiat y est la règle de

INTRODUCTION. vu

l'historiographie ^ . Le moment une tradition épique ou légendaire commence à être mise par écrit marque l'heure elle cesse de produire des branches divergentes. Loin de se subdiviser, la rédaction obéit dès lors à une sorte de tendance secrète qui la ramène à l'unité par l'extinction successive des rédactions ju- gées imparfaites. Il existait moins d'Évangiles à la fin du 11^ siècle, quand Irénée trouvait des raisons mystiques pour établir qu'il y en avait quatre et qu'il ne pouvait y en avoir davantage % qu'à la fin du i*'", quand Luc écrivait au commencement de son récit : 'Erei^-/i Tzt^TzoXkol £77eyeip-/i<jav...^ Même à l'époque de Luc, plusieurs des rédactions primitives avaient pro- bablement disparu. L'état oral produit la multiplicité des variantes; une fois qu'on est entré dans la voie de l'écriture, cette multiplicité n'est plus qu'un in- convénient. Si une logique comme celle de Marcion eût prévalu, nous n'aurions plus qu'mi Evangile, et la meilleure marque de la sincérité de la con- science chrétienne est que les besoins de l'apologé-

1 . C'est ce qu'on observe dans la série des historiens arabes depuis Tabari, dans Moïse de Khorène, dans Firdousi. L'écrivain postérieur absorbe complètement et sans y rien changer les récits de ceux qui l'ont précédé.

2. Irénée, Adv. hœr.,lU^ xi, 8.

3. Luc, I, I.

VIII LES ÉVANGILES.

tique n'aient pas supprimé la contradiction des textes en les réduisant à un seul. C'est que, à vrai dire, le besoin d'unité était combattu par un désir contraire, celui de ne rien perdre d'une tradition qu'on jugeait également précieuse dans toutes ses parties. Un des- sein, comme celui que l'on prête souvent à saint Marc, l'idée de faire un abrégé des textes reçus antérieure- ment, est ce qu'il y a de plus contraire à l'esprit d'un temps comme celui dont il s'agit. On visait bien plutôt à compléter chaque texte par des additions hétéro- gènes, comme il est arrivé pour Matthieu^, qu'à écar- ter du petit livre que l'on avait des détails que l'on tenait tous pour pénétrés de l'esprit divin.

Les documents les plus importants pour l'épo- que traitée dans ce volume sont, outre les Évangiles et les autres écrits dont on y explique la rédaction, les épîtres assez nombreuses que produisit l' arrière- saison apostolique, épîtres où, presque toujours, l'imi- tation de celles de saint Paul est \isible. Ce que nous dirons dans notre texte suffira pour faire connaître notre opinion sur chacun de ces écrits. Une heureuse fortune a voulu que la plus intéressante de ces épîtres, celle de Clément Romain, ait reçu, dans ces derniers temps, des éclaircissements considérables. On ne connaissait jusqu'ici ce précieux document que 4. Voir saint Jérôme, Prœf. in evang. ad Damasum.

INTRODUCTION. ix

par le célèbre manuscrit dit Alexandrinus, qui fut envoyé, en 1628, par Cyrille Lucaris à Charles I" ; or ce manuscrit présentait une lacune considérable, sans parler de plusieurs endroits détruits ou illisibles, qu'il fallait remplir par conjecture. Un nouveau manuscrit découvert au Fanar, à Constantinople, contient l'ouvrage dans son intégrité ^ Un manuscrit syriaque, qui faisait partie de la bibliothèque de feu M. Mohl, et qui a été acquis par la bibliothèque de l'université de Cambridge, s'est trouvé renfermer aussi la traduction syriaque de l'ouvrage dont nous par- lons. M. Bensly est chargé de la publication de ce texte. La collation qu'en a donné M. Lightfoot ^ présente les résultats les plus importants c[ui en sortent pour la critique.

La question de savoir si l'épître dite de Clément Romain est réellement de ce saint personnage n'a qu'une médiocre importance, puisque l'écrit dont il s'agit se présente comme l'œuvre collective de l'Eglise romaine, et que le problème se borne par

irpô; Koptvôîcuî ïTïiaroXaî, iy. -/^etpo-fpâipou ty;; èv $avap!(p KwvoTavTi- vo'jtvoXemî PiêXioôïîicYi; toû Trava-^î&u Tâtpou, vûv irpôiTOv êx5iJo;i.£vai

uXYipet; ûtto «ttXoGs'ou Bpuêvvtco, [JiriTpoTroXÎTCU Seppwv, Constanti-

nople, 1875. V. Journal des Savants, janv. 1877.

2. S. Clément of Rome. An appendix. Londres, 1877.

X LES ÉVANGILES,

conséquent à savoir qui tint la plume en cette cii- constance. Il n'en est pas de même des épîtres attribuées à saint Ignace. Les morceaux qui com- posent ce recueil ou sont authentiques ou sont l'œuvre d'un faussaire. Dans la seconde hypothèse, ils sont d'au moins soixante ans postérieurs à la mort d'Ignace, et telle est l'importance des change- ments qui s'opèrent dans ces soixante années, que la valeur documentaire desdites pièces en est abso- lument changée. Il est donc impossible de traiter l'histoire des origines du christianisme sans avoir à cet égard un parti décidé.

La question des épîtres de saint Ignace est, après la question des écrits johanniques, la plus difificile de celles qui tiennent à la littérature chré- tienne primitive. Quelques-uns des traits les plus frappants d'une des lettres qui font partie de cette correspondance étaient connus et cités dès la fin du 11^ siècle ^ Nous avons, d'ailleurs, ici le témoignage d'un homme qu'on est surpris de voir allégué sur un sujet d'histoire ecclésiastique, celui de Lucien de Samosate. La spirituelle peinture de mœurs que ce charmant écrivain a intitulée la Mort de Péré- grinus, renferme des allusions presque évidentes au voyage triomphal d'Ignace prisonnier et aux h . Irénée, V, xxviii, 4.

INTRODUCTION. \i

épîtres circulaires qu'il adressait aux Eglises ^ Ce sont de fortes présomptions en faveur de rauthenticité des lettres dont il s'agit. D'un autre côté, le goût pour les suppositions d'écrits était si répandu en ce temps parmi la société chrétienne, qu'on doit toujours se tenir en garde. Ruisqu'il est prouvé qu'on ne se fit nul scrupule d'attribuer des lettres et d'autres écrits à Pierre, à Paul, à Jean, il n'y a pas d'objection préjudicielle à élever contre l'hypothèse d'écrits prêtés à des personnages de haute autorité, tels qu'Ignace et Polycarpe. C'est l'examen des pièces qui seul permet d'exprimer une opinion à cet égard. Or il est incontestable que la lecture des épîtres de saint Ignace inspire les plus graves soupçons et soulève des objections auxquelles on n'a pas encore bien répondu.

Pour un personnage comme saint Paul, dont nous possédons, de l'aveu de tous, quelques mor- ceaux étendus, d'une authenticité indubitable, et dont la biographie est assez bien connue, la discus- sion des épîtres contestées a une base. On part des textes irrécusables et du cadre bien établi de la bio- graphie ; on y compare les écrits douteux ; on voit s'ils concordent avec les données admises de tout le

1. V. ci-après, p. 493, 494.

XII LES ÉVANGILES.

monde, et, dans certains cas, comme dans celui des épîtres à Tite et à Timothée, on arrive à des dé- monstrations très-satisfaisantes. l\lais nous ne savons rien de la vie ni de la personne d'Ignace ; parmi les écrits qu'on lui attribue, il n'y a pas une page qui échappe à la contestation. Nous n'avons donc aucun critérium solide pour dire : Ceci est ou n'est pas de lui. Ce qui complique beaucoup la question, c'est que le texte des épîtres est extrêmement flottant. Les manuscrits grecs, latins, syriaques, arméniens, d'une même épître, diffèrent considérablement entre eux. Ces lettres, durant plusieurs siècles, semblent avoir particulièrement tenté les faussaires et les interpolateurs. Les pièges, les difficultés s'y ren- contrent à chaque pas.

Sans compter les variantes secondaires et aussi quelques ouvrages d'une fausseté notoire, nous possédons deux collections d'inégale longueur d'épî- tres attribuées à saint Ignace. L'une contient sept lettres adressées aux Éphésiens, aux Magnésiens, aux Tral- liens, aux Romains, aux Philadelphiens, aux Smyr- niotes, à Polycarpe. L'autre se compose de treize lettres, savoir: IMes sept précédentes, considérablement aug- mentées; 2" quatre nouvelles lettres d'Ignace aux Tar- siens, aux Phiiippiens, aux Antiochéniens, à Héron ; enfin une lettre de Marie de Castabale à Ignace, avec

INTRODUCTION. xiii

la réponse d'Ignace. Entre ces deux collections il n'y a guère d'hésitation possible. Les critiques, depuis Ussc- rius, sont à peu près d'accord pour préférer la collec- tion de sept lettres à la collection de treize. Nul doute que les lettres qui sont en plus dans cette dernière collection ne soient apocryphes. Quant aux sept lettres qui sont communes aux deux collections, le vrai texte doit certainement en être cherché dans la première collection. Beaucoup de particularités des textes de la seconde collection décèlent avec évidence la main de l'interpolateur ; ce qui n'empêche pas que cette seconde collection ait une véritable valeur critique pour la constitution du texte ; car il semble que l'in- terpolateur avait entre les mains un manuscrit excellent, et dont la leçon doit souvent être préférée à celle des manuscrits non interpolés actuellemeni existants.

La collection de sept lettres est-elle, du moins, à l'abri du soupçon? Il s'en faut de beaucoup. Les premiers doutes furent soulevés par la grande école de critique française du xvii* siècle. Saumaise, Blondel élevèrent les objections les plus graves contre certaines parties de la collection de sept lettres. Daillé % en 1666, publia une dissertation

1. J. Dallaeus, De scriptis quœ sub Dionysii Areopagilœ et Ignatii Antiocheni nominibus circumfenmtur.

XIV LES ÉVAiNGILES.

remarquable, il la rejetait tout entière. Malgré les vives répliques de Pearson, évêque de Ghester, et la résistance de Gotelier, la plupart des esprits indépendants, Larroque, Basnage, Casimir Oudin, se rangèrent à l'opinion de Daillé. L'école qui, de nos jours, en Allemagne, a si doctement appliqué la critique à l'histoire des origines du christianisme, n'a fait que marcher sur ces traces, vieilles de près de deux cents ans. Neander et Gieseler restèrent dans le doute ; Christian Baur nia résolument ; aucune des épîtres ne trouva grâce devant lui. Ge grand critique, à vrai dire, ne se contenta pas de nier ; il exphqua. Pour lui, les sept épîtres ignatiennes furent un faux du if siècle, fabriqué à Rome en vue de créer des bases à l'autorité chaque jour grandissante de l'épiscopat. M3I.Sch\vegler, Hilgenfeld, Vaucher, Volkmar, et plus récemment MM. Scholten, Pflei- derer, ont adopté la même thèse avec des nuances légères. Plusieurs théologiens instruits, cependant, tels que Uhlhorn, Hefele, Dressel, persistèrent à chercher dans la collection des sept épîtres des par- ties authentiques ou même à la défendre tout entière. Une découverte importante sembla un moment, vers 1840, devoir trancher la question dans un sens éclecti- que, et fournir un instrument à ceux qui tentaient l'opé- ration difficile de séparer, dans ces textes en général peu

INTRODUCTION. \v

accentués, les parties sincères des parties interpolées. Parmi les trésors que le JMusée britannique avait tirés des couvents de Nitrie, M. Cureton découvrit trois manuscrits syriaques contenant tous les trois une même collection des épîtres ignatiennes, beau- coup plus réduite que les deux collections grecques. La collection syriaque trouvée par Cureton ne com- prenait que trois épîtres, l'épître aux Ephésiens, celle aux Romains, celle à Polycarpe, et ces trois épîtres s'y montraient plus courtes que dans le grec. Il était naturel de croire que l'on tenait enfin l'Ignace authentique, un texte antérieur à toute interpolation. Les phrases citées comme d'Ignace par Irénée, par Origène, se trouvaient dans cette version syriaque. On croyait pouvoir montrer que les pas- sages suspects ne s'y trouvaient pas. Bunsen, Ritschl, Weiss, Lipsius, dépensèrent, pour soutenir cette thèse, une ardeur extrême ; M. Ewald prétendit l'imposer d'un ton impérieux ; mais de très-fortes objections y furent opposées. Baur, Wordsworth, Hefele, Uhlhorn, Merx, s'attachèrent à prouver que la petite collection syriaque, loin d'être le texte pri- mitif, était un texte abrégé, mutilé. On ne montrait pas bien, il est vrai, quelles vues avaient dirigé l'abréviateur dans ce travail d'extraits. Mais, en recherchant tous les indices de la connaissance

XVI LES ÉVANGILES.

qu'eurent les Syriens des épîtres en question, on arriva à ce résultat, que non-seulement les Syriens n'avaient pas possédé un Ignace plus authentique que celui des Grecs, mais que même la collection qu'ils avaient connue était la collection de treize lettres, d'où l'abré- viateur découvert par Cureton avait tiré ses extraits. Petermann contribua beaucoup à ce résultat en discu- tant la traduction arménienne des épîtres en question. Cette traduction a été faite sur le syriaque. Or elle contient les treize lettres avec leurs parties les plus faibles. On est aujourd'hui à peu près d'accord pour ne demander au syriaque, en ce qui concerne les écrits attribués à l'évêque d'Antioche, que des va- riantes de détail.

On voit, d'après ce qui vient d'être dit, que trois opinions divisent les critiques sur la collection de sept lettres, la seule qui mérite d'être discutée. Pour les uns, tout y est apocryphe. Pour d'autres, tout ou à peu près tout y est authentique'. Quelques-uns cherchent à distinguer des parties authentiques et des parties apocryphes. La seconde opinion nous paraît insoutenable. Sans affirmer que tout est apo- cryphe dans la correspondance de l'évêque d'An-

i. M. Zahn a sans succès relevé cette opinion. Ignatius von Afïtiochien, Gotha, 1873.

INTRODUCTION. xwi

tiochc, il est permis de regarder comme une tenta- tive désespérée la prétention de démontrer que tout y est de bon aloi.

Si l'on excepte, en effet, l'épître aux Romains, pleine d'une énergie étrange, d'une sorte de feu sombre, et empreinte d'un caractère particulier d'ori- ginalité, les six autres épîtres, à part deux ou trois passages, sont froides, sans accent, d'une désespé- rante monotonie. Pas une de ces particularités vives qui donnent un cachet si frappant aux épîtres de saint Paul et même aux épîtres de saint Jacques, de Clément Romain. Ce sont des exhortations vagues, sans rapport personnel avec ceux à qui elles sont adressées, et toujours dominées par une idée fixe, l'accroissement du pouvoir épiscopal, la constitution de l'Eglise en une hiérarchie.

Certainement la remarquable évolution qui substi- tua à l'autorité collective de ï iy-'/l-naU ou cuvaywy/f la direction des TcpEGêurepo!, ou i-Kicy.oTzoï (deux termes d'abord synonymes), et qui, parmi les TrpsaSuTspoi ou £77''(r/.o-oi, en mit un hors de ligne pour être par excellence V i7:ic-/.or:o(- ou inspecteur des autres, com- mença de très-bonne heure. Mais il n'est pas croyable que, vers l'an 110 ou 115, ce mouvement fut aussi avancé que nous le voyons dans les épîtres igna- tiennes. Pour l'auteur de ces curieux écrits, l'évèque

XVIII LES EVANGILES.

est toute l'Église ; il faut le suivre en tout, le con- sulter en tout : il résume la communauté en lui seul. Tl est le Christ lui-même \ « est l'évêque, est l'Église, comme est Jésus-Christ, est l'Église catholique". » La distinction des différents ordres ecclésiastiques n'est pas moins caractérisée. Les prêtres et les diacres sont entre les mains de l'évêque comme les cordes d'une lyre ^ ; de leur par- faite harmonie dépend la justesse des sons que rend l'Église. Au-dessus des Églises particulières, enfin, il y a l'Église universelle, -h y.a6o>iy./i £/.y.lr,cîa*. Tout cela est bien de la fin du ii^ siècle, mais non des premières années de ce siècle. Les répugnances qu'éprouvèrent sur ce point nos anciens critiques français étaient fondées, et partaient du sentiment très-juste qu'ils avaient de l'évolution successive des dogmes chrétiens.

Les hérésies combattues par l'auteur des épîtres ignatiennes avec tant d'acharnement sont aussi d'un âge postérieur à celui de Trajan. Elles se rattachent toutes au docétisme ou à un gnosticismeanalogue à

^. AdEph., S 6. ^. Ad Smyrn., $ 8.

3. Ad Eph.. § 4. Voir encore Ad TralL, § 3, 7 ; Ad Epli., S 3, 5; Ad Mugn., % 3, 6, 7; Ad Potyc, $ 4, 6, etc.

4. Ad Smym., $ 8.

INTRODUCTION. xix

celui de Valentin. Nous insistons moins sur ce point ; car les épîtres pastorales ^ et les écrits jolian- niques combattent des erreurs fort analogues; or nous croyons ces écrits de la première moitié du ip siècle. Cependant l'idée d'une orthodoxie hors de laquelle il n'y a qu'erreur apparaît dans les écrits dont il s'agit avec un développement qui semble bien plus rapproché des temps de saint Irénée que de l'âge chrétien primitif.

Le grand signe des écrits apocryphes, c'est d'affecter une tendance; le but que s'est proposé le faussaire en les composant s'y trahit toujours avec clarté. Ce caractère se remarque au plus haut degré dans les épîtres attribuées à saint Ignace, l'épître aux Romains toujours exceptée. L'auteur veut frapper un grand coup en faveur de la hiérarchie épiscopale ; il veut accabler les hérétiques et les schismatiques de son temps sous le poids d'une autorité irréfragable. Mais trouver une plus haute autorité que celle de cet évêque vénéré dont tout le monde connaissait la mort héroïque ! Quoi de plus solennel que des con- seils donnés par ce martyr, quelques jours ou quel-

1. M. Pfleiderer {Der Paulinisnms, Leipzig, 1873, p. 482 et suiv.) a bien montré les rapports des épîtres ignatiennes avec les épîtres pastorales attribuées à Paul, surtout en ce qui concerne les erreurs combattues.

XX LES ÉVANGILES.

ques semaines avant sa comparution dans l'amphi- théâtre? Saint Paul, de môme, dans les épîtres supposées à Tite et à Timothée, est présenté comme vieux, près de mourir ^ La dernière volonté d'un martyr devait être sacrée, et cette fois l'admission de l'ouvrage apocryphe était d'autant plus facile, que saint Ignace passait en effet pour avoir écrit diverses lettres dans son voyage vers la mort.

Ajoutons à ces objections des invraisemblances matérielles. Les salutations aux Églises et les rap- ports que ces salutations supposent entre l'auteur des lettres et les Eglises ne s'expliquent pas bien. Les traits circonstanciels ont quelque chose de gauche et d'émoussé, ainsi que cela se remarque dans les fausses épîtres de Paul à Tite et à Timothée. Le grand usage qui est fait, dans les écrits dont nous parlons, du quatrième Évangile et des épîtres johanniques, la façon affectée dont l'auteur parle de la douteuse épître de saint Paul aux Éphésiens 2, excitent également le soupçon. Par contre, il est bien étrange que l'auteur, cherchant à exalter l'Église d'Éphèse, relève les rapports de cette Eglise avec saint Paul et ne dise rien du séjour

1. II Tim., IV, 6, 8.

2. Ad Eph., § <2.

INTRODUCTION. xm

de saint Jean à Ephèse.lui qu'on suppose si lié avec Polycarpe, disciple de Jean \ Il faut avouer enfin qu'une telle correspondance est bien peu citée par les Pères, et que l'estime que paraissent en avoir faite les auteurs chrétiens jusqu'au iv^ siècle n'est pas en proportion de ce qu'elle eût mérité, si elle avait été authentique. Mettons toujours à part l'épître aux Romains, qui, selon nous, ne fait point partie de la collection apocryphe ; les six autres épîtres ont été peu lues ; saint Jean Ghrysoslome et les écri- vains ecclésiastiques d'Antioche semblent les igno- rer -. Chose singulière ! l'auteur même des Actes les plus autorisés du martyre d'Ignace, de ceux que Ruinart publia d'après un manuscrit de Colbert, n'en a qu'une connaissance très-vague ' Il en est de même de l'auteur des Actes pubhés par Dressel*.

L'épître aux Romains doit-elle être comprise dans la condamnation que méritent les autres épîtres ignaliennes? On peut lire la traduction d'une partie de cette pièce dans notre texte'. C'est certaine-

\. Scholten, De Apostel Joli, in Klein- Aziè, p. 23-27.

2. Voir Zahn, op. cit., p. 34, 35, 62, 67.

3. Voir Zahn, p. 34, 33.

4. Patrum aposlolicorum opéra, p. 3G8 et suiv.

5. Ci-après, p. 488-491.

XXII LES ÉVANGILES.

ment un morceau singulier, et qui tranche sur les lieux communs des autres épîtres attribuées à l'évê- que d'Antioche. L'épître aux Romains tout entière est-elle l'œuvre du saint martyr? On en peut douter; mais il semble qu'elle renferme un fond original. Là, et seulement, on reconnaît ce que M. Zahn accorde trop généreusement au reste de la corres- pondance ignatienne, l'empreinte d'un puissant carac- tère et d'une forte personnalité. Le style de l'épître aux Romains est bizarre, énigmatique, tandis que celui du reste de la correspondance est simple et assez plat. L'épître aux Romains ne renferme aucun de ces lieux communs de discipline ecclésiastique se reconnaît l'intention du faussaire. Les fortes expressions qu'on y rencontre sur la divinité de Jésus-Christ et sur l'eucharistie ne doivent pas trop nous surprendre. Ignace appartenait à l'école de Paul, les formules de théologie transcendante étaient bien plus de mise que dans la sévère école judéo-chrétienne. Encore moins faut-il s'étonner des nombreuses citations et imitations de Paul que pré- sente l'épître d'Ignace dont nous parlons. Nul doute qu'Ignace ne fît sa lecture habituelle des grandes épîtres authentiques de Paul. J'en dis autant d'une citation de saint Matthieu 6), qui, du reste, manque dans plusieurs traductions anciennes, et

INTRODUCTION. xxiii

d'une allusion vague aux généalogies des synoptiques (S ^)* Igii^ce possédait sans doute les Ae/ÔévTa -h Trpa)(_0£vTa de Jésus, tels qu'on les lisait de son temps, et, sur les points essentiels, ces récits différaient peu de ceux qui sont venus jusqu'à nous. Plus grave assurément est l'objection tirée des expressions que l'auteur de notre épître paraît emprunter au qua- trième Évangile \ Il n'est pas sûr que cet Évangile existât déjà vers l'an 115. Mais des expressions comme ô apy wv aJwvoç toutovi, des images comme u^wp '(ûv pouvaient être des expressions mystiques em- ployées dans certaines écoles dès le premier quart du if siècle, et avant que le quatrième Évangile les eût consacrées.

Ces arguments intrinsèques ne sont pas les seuls qui nous obligent à faire, pour l'épître aux Romains, une catégorie à part dans la correspondance igna- tienne. A quelques égards, cette épître contredit les six autres. Au paragraphe d, Ignace déclare aux Romains qu'il les présente aux Églises comme voulant lui enlever la couronne du martyre. On ne trouve rien de semblable dans les épîtres à ces Églises. Ce qui est bien plus grave, c'est que l'épître aux Romains ne semble pas nous être par-

1. Voir le paragraphe 7, surtout la fin depuis û^up Çûv.

XXIV LES EVANGILES.

venue par le même canal que les six autres lettres. Dans les manuscrits qui nous ont garde la collec- tion des lettres suspectes, ne se trouve pas l'épître aux Romains*. Le texte relativement sincère de cette épître ne nous a été transmis que par les Actes dits colbertins du martyre de saint Ignace. Il a été repris de et intercalé dans la collection des treize lettres. Mais tout prouve que la collection des lettres aux Éphésiens, aux JMagnésiens, aux Tralliens, aux Philadelphiens, aux Smyrniotes, à Polycarpe, ne comprit pas d'abord l'épître aux Romains, que ces six lettres constituèrent à elles seules une collection, ayant son unité, composée par un seul auteur, et que ce n'est que plus tard qu'on fondit ensemble les deux séries de correspondance ignatienne, l'une aprocrj^^he (de six lettres), l'autre peut-être authentique (d'une seule lettre) . Il est remarquable que, dans la collection des treize lettres, l'épître aux Romains vient la dernière-, quoique son importance et sa célébrité eussent lui assurer la première place. Enfin, dans toute la tradition ecclésiastique, l'épître aux Romains a

1. Dresse!, p. xxxi, lxi-lxii. Le manuscrit du Fanar d'où le métropolite Philothée Bryenne a tiré les épUres clémentines contient aussi la collection des treize lettres ignatiennes, c'est-à- dire la collection interpolée.

2. Zahn, p. 83, 94.

INTRODUCTION. xxv

une destinée particulière. Tandis que les six autres épîtrcs sont très-peu citées, l'épître aux Romains, à partir d'Irénée, est alléguée avec un respect extraor- dinaire; les traits énergiques qu'elle renferme pour exprimer l'amour de Jésus et l'ardeur du martyre font en quelque sorte partie de la conscience chré- tienne et sont connus de tous. Pearson et, après lui, M. Zahn* ont même constaté un fait singulier, c'est l'imitation qu'on trouve dans le paragraphe 3 de la relation authentique du martyre de Polycarpe, écrite par un Smyrniote en l'an 155% d'un passage de l'épître d'Ignace aux Romains. Il semble bien que le Smyrniote, auteur de ces Actes, avait dans l'esprit quelques-uns des passages les plus frappants de l'épître aux Romains, surtout le cinquième para- graphe ^

Ainsi tout assigne à l'épître aux Romains dans la littérature ignatienne une place distincte. M. Zahn reconnaît cette situation particulière ; il montre très-

i. Ouvr. cité, p. o\l.

2. C'est la date que les travaux de M. Waddington assignent à la mort de Polycarpe. Voir ci-après, p. 425, note 1.

3. Ce qui infirme ce raisonnement, c'est que, dans ces mêmes Actes 22), se trouve une phrase qui en rappelle beaucoup une autre de l'épître prétendue d'Ignace aux Éphésiens, § 12 (un des endroits dont il est le plus difficile d'admettre l'authenticité). Nous croyons qu'ici c'est le faussaire qui s'est souvenu des Actes

XXVI LES ÉVANGILES.

bien, à divers endroits*, que cette épître ne fit jamais complètement corps avec les six autres ; mais il n'a pas tiré la conséquence de ce fait. Son désir de trouver la collection des sept lettres authentique l'a engagé dans une thèse imprudente, savoir que la collection des sept lettres doit être adoptée ou rejetée dans son ensemble. C'est renouveler, dans un autre sens, la faute de Baur, de Hilgenfeld, de Volkmar; c'est compromettre gravement un des joyaux de la littérature chrétienne primitive, en l'associant à des écrits souvent médiocres, et qu'on peut tenir pour à peu près condamnés.

Ce qui semble donc le plus probable, c'est que, dans la littérature ignatienne, il n'y a d'authentique que l'épître aux Romains. Cette épître même n'est pas restée exempte d'altérations. Les longueurs, les redites qu'on y remarque, sont peut-être des bles- sures infligées par un interpolateur à ce beau monu- ment de Tantiquité chrétienne. Quand on compare le texte conservé par les Actes colbertins au texte de la collection des treize épîtres, aux traductions latines et syriaques, aux citations d'Eusèbe, on

de Polycarpe ; mais, dès lors, nous serions faibles devant un adversaire qui nous soutiendrait qu'il en a été de même pour le passage précité de l'épître aux Romains. 1. P. 54, 95, 96, 116, 166, 492.

INTRODUCTION. xwii

trouve des différences assez considérables. Il sem- ble que l'auteur des Actes colbertins, en enchâs- sant dans son récit ce précieux morceau, ne s'est pas fait scrupule de le retoucher sur bien des points. Dans la suscription, par exemple, Ignace se donne le surnom de 0£o<popoç. Or, ni Irénée, ni Origène, ni Eusèbe, ni saint Jérôme, ne connaissent ce surnom caractéristique; il apparaît pour la première fois dans les Actes du martyre, qui font rouler la partie la plus importante de l'interrogatoire de Trajan sur ladite épithète. L'idée de l'appliquer à Ignace a pu venir de passages des épîtres supposées, tels que Ad Eph., § 9. L'auteur des Actes, trouvant ce nom dans la tradition, s'en est emparé, et l'a ajouté au titre de l'épître qu'il insérait dans son récit : 'lyvaxio? h xal 0£O(popoç. Je pense que, dans la rédaction pri- mitive des six épîtres apocryphes, ces mots 6 xal 0£O(popoç ne faisaient pas non plus partie des titres. Le post-scrijitum de l'épître de Polycarpe aux Philip- piens, oii Ignace est mentionné, et qui est de la même main que les six épîtres, comme nous le ver- rons plus loin, ne connaît pas cette épithète.

Est-on en droit de nier absolument que, dans les six épîtres suspectes, il n'y ait aucune partie em- pruntée à des lettres authentiques d'Ignace? Non, sans doute ; cependant, l'auteur des six épîtres apo-

xxviit LES ÉVANGILES.

cryphes n'ayant pas connu, à ce qu'il semble, l'épître aux Romains, il n'y a pas grande apparence qu'il ait possédé d'autres lettres authentiques du martyr. Un seul passage, le § 19 de l'épître aux Ephésiens, me paraît trancher sur le fond terne et vague des épîtres suspectes. Ce qui concerne les xpta pcr/pia xpauyÂç est bien de ce style obscur, singulier, mysté- rieux, rappelant le quatrième Evangile, que nous avons remarqué dans l'épître aux Romains. Ce pas- sage, comme les traits brillants de l'épître aux Romains, a été fort cité*. Mais c'est un fait trop isolé pour qu'il y ait lieu d'y insister.

Une question qui a un lien étroit avec celle des épîtres attribuées à saint Ignace, est la question de l'épître attribuée à Polycarpe. A deux reprises diffé- rentes (§ 9 et § 13), Polycarpe, ou celui qui a supposé la lettre, fait une mention nominative d'Ignace. Une troisième fois 1), il semblerait encore y faire allusion. On lit dans un de ces passages 13 et dernier) : « Vous m'avez écrit, vous et Ignace, pour que, si quelqu'un d'ici part pour la Syrie, il y porte vos lettres. Je m'acquitterai de ce soin, si j'en trouve le moment opportun, soit par moi-même, soit par un messager que j'enverrai pour

1. Drcssel, p, 136, notes.

INTRODUCTION. x\ix

moi et pour vous. Quant aux épîtres qu'Ignace nous a adressées, et aux autres que nous possédons de lui, nous vous les envoyons, comme vous nous l'avez demandé; elles sont jointes à cette lettre. Vous en pourrez tirer beaucoup de fruit ; car elles respirent la foi, la patience, l'édification en Notre-Seigneur. » La vieille version latine ajoute : « Mandez-moi ce que vous savez touchant Ignace et ceux qui sont avec lui. » Ces lignes correspondent notoirement au passage de la lettre d'Ignace à Polycarpe 8) Ignace demande à ce dernier d'envoyer des cour- riers dans diverses directions. Tout cela est suspect. Comme l'épître de Polycarpe. finit très-bien avec le § 12, on est amené presque nécessairement, si l'on admet l'authenticité de cette épître, à supposer qu'un post-scriptum a été ajouté à l'épître de Polycarpe par l'auteur même des six épîtres apocryphes d'Ignace\ Aucun manuscrit grec de l'épître de Poly- carpe ne contient ce post-scriptum. On ne le connaît que par une citation d'Eusèbe et par la version latine. Les mêmes erreurs sont combattues dans l'épître à Polycarpe et dans les six épîtres ignatiennes;

i. Le § 13, en effet, cadre mal avec l'ensemble de l'épître. L'épithète de (*axâfioi;, appliquée à Ignace au § 9, suppose Ignace mort, tandis que le § 13, surtout dans la version latine, suppose Ignace encore vivant.

XXX LES ÉVANGILES.

l'ordre d'idées est le même. Beaucoup de manuscrits présentent l'épître de Polycarpe jointe à la collection ignatienne en guise de préface ou d'épilogue ^ 11 semble donc ou que l'épître de Polycarpe et celles d'Ignace sont du même faussaire, ou que l'auteur des lettres d'Ignace a eu pour plan de chercher un point d'appui dans l'épître de Polycarpe, et, en y ajoutant un post-scriptum, de créer une recommandation pour son œuvi'e. Cette addition concordait bien avec la mention d'Ignace qui se trouve dans le cœur de la lettre de Polycarpe 9). Elle cadrait mieux encore, au moins en apparence, avec le premier paragraphe de cette lettre, Polycarpe loue les Philippiens d'avoir reçu comme il fallait des confesseurs chargés de chaînes qui passaient chez eux -.

De l'épître de Polycarpe ainsi falsifiée et des six lettres censées d'Ignace, se forma un petit Corpus pseudo-ignatien, parfaitement homogène de style et de couleur, vrai plaidoyer pour l'orthodoxie et l'épi-

i. Zahn, p. 91,92. Une telle réunion, cependant, ne paraît pas fort ancienne, et, comme nous l'avons dit, le posl-scriptum manque dans ces sortes de copies des lettres de Polycarpe.

2. Il n'est nullement sûr que, dans ce passage, l'auteur ait pensé à Ignace. Il est parlé des confesseurs au pluriel, tandis qu'I- gnace ne paraît pas avoir eu de compagnon de chaîne et de mar- tyre. La manière dont le nom d'Ignace revient, au § 9, écarte l'idée qu'il ait déjà été question de lui au § \".

INTRODUCTION. xxxi

scopat. A côté de ce recueil, se conservait l'épître plus ou moins authentique d'Ignace aux Romains. Un indice porte à croire que le faussaire a connu cet écrit^; il paraît néanmoins qu'il ne jugea pas à propos de le joindre à sa collection, dont elle déran- geait l'économie et dont elle démontrait la non- authenticité.

Irénée, vers l'an 180, ne connaît Ignace que par les traits énergiques de l'épître aux Romains : a Je suis le froment de Christ, etc. » Il avait sans doute lu cette épître, quoique ce qu'il dit s'exphque suffi- samment par une tradition orale. Irénée, selon toutes les apparences, ne possédait pas les six lettres apocryphes, et probablement il lisait l'épître vraie ou supposée de son maître Polycarpe aux Philippiens

sans le post-scriplum : 'Eypa(l/aT5 [j-oi Origène

admettait l'épître aux Romains et les lettres apocry- phes. 11 cite la première dans le prologue de son commentaire sur le Cantique des cantiques, et l'épître prétendue auxÉphésiens dans son homélie vi^ sur saint Luc-. Eusèbe connaît le recueil ignatien dans l'état nous l'avons, c'est-à-dire composé de sept lettres; il ne se sert pas des Actes du martyre; il ne distin-

1. Comparez Rom., § 10, et Eph., §2, mention de Crocus.

2. T. III, 30 D. et 938 A, édit. de La Rue.

XXXII LES ÉVANGILES.

gue pas entre l'épître aux Romains et les six autres. Il lisait l'épître de Polycarpe avec le post-scriplum.

Un sort particulier semblait désigner le nom d'Ignace aux fabricateurs d'apocryphes. Dans la deuxième moitié du iv* siècle, vers 375, une nou- velle collection d'épîtres ignatiennes se produisit : c'est la collection de treize lettres, à laquelle la col- lection de sept lettres a notoirement servi de noyau. Gomme ces sept lettres olTraient beaucoup d'obscuri- tés, le nouveau faussaire se fit aussi interpolateur. Une foule de gloses explicatives s'introduisirent dans le texte et le chargèrent inutilement. Six nouvelles lettres furent fabriquées d'un bout à l'autre, et, malgré leurs choquantes invraisemblances, se virent universellement adoptées. Les remaniements que l'on fit ensuite ne furent que des abrégés des deux collec- tions précédentes. Les Syriens, en particulier, se com- plurent dans une petite édition de trois lettres abré- gées, à la confection de laquelle ne présida aucun sentiment juste de la distinction de l'authentique et de l'apocryphe. Quelques ouvrages indignes de toute discussion vinrent plus tard encore grossir l'œuvre ignatienne. On ne les possède qu'en latin.

Les Actes du martyre de saint Ignace n'offrent pas moins de diversité que le texte même des épîtres qu'on lui attribue. On en compte jusqu'à huit ou

INTRODUCTION. xxxm

neuf rédactions. Il ne faut pas attribuer beaucoup d'importance à ces récits; aucun n'a de valeur originale; tous sont postérieurs à Eusèbe et com- posés avec les données fournies par Eusèbe, don- nées qui n'ont elles-mêmes d'autre base que la col- lection des épîtres et surtout l'épître aux Romains. Ces Actes, dans leur forme la plus ancienne, ne remontent pas au delà de la fin du iv^ siècle. On ne saurait en aucune manière les comparer aux Actes du martyre de Polycarpe et des martyrs de Lyon, relations vraiment authentiques et contemporaines des faits rapportés. Ils sont pleins d'impossibilités, d'erreurs historiques et de méprises sur la situation de l'empire à l'époque de Trajan.

Dans ce volume, comme dans ceux qui pré- cèdent, on a cherché à tenir le milieu entre la critique qui emploie toutes ses ressources à dé- fendre des textes depuis longtemps frappés de discrédit, et le scepticisme exagéré, qui rejette en bloc et a priori tout ce que le christianisme raconte de ses premières origines. On remarquera en parti- culier l'emploi de cette méthode intermédiaire en ce qui concerne la question des Cléments et celle des Flavius chrétiens. C'est à propos des Cléments que les conjectures de l'école dite de Tubingue ont été le plus mal inspirées. Le défaut de cette école, par-

xxxiv LES ÉVANGILES.

fois si féconde, est de rejeter les systèmes traditionnels, souvent il est vrai bâtis en matériaux fragiles, et de leur substituer des systèmes fondés sur des autorités plus fragiles encore. Dans la question d'Ignace, n'a-t-on pas prétendu corriger les traditions du ii^ siècle avec Jean Malala? Dans la question de Simon le magicien, des théologiens d'ailleurs sagaces n'ont-ils pas résisté jusqu'au dernier moment à la nécessité d'admettre l'existence réelle de ce personnage? Dans la question des Cléments, on passe de même, aux yeux de certains critiques, pour un esprit borné, si on admet que Clé- ment Romain a existé et si on n'explique pas tout ce qui le concerne par des malentendus et des confusions avec Flavius Clemens. Or ce sont, au contraire, les données sur Flavius Clemens qui sont indécises, con- tradictoires. Nous ne nions pas les lueurs de christia- nisme qui semblent sortir des obscurs décombres de la famille flavienne; mais, pour tirer de tout cela un grand fait historique au moyen duquel on rectifie les traditions incertaines, il a fallu un étrange parti pris, ou plutôt ce manque de mesure dans l'induction qui nuit si souvent, en Allemagne, aux plus rares qualités de diligence et d'application. On repousse de solides témoignages, et on y substitue de faibles hypothèses ; on récuse des textes satisfaisants, et on accueille presque sans examen les combinaisons hasardées

'

INTRODUCTION. xxxv

d'une archéologie complaisante. Du nouveau, voilà ce que l'on veut à tout prix, et le nouveau, on l'ob- tient par l'exagération d'idées souvent justes et pénétrantes. D'un faible courant bien constaté dans quelque baie écartée, on conclut à l'existence d'un grand courant océanique. L'observation était bonne, mais on en tire de fausses conséquences. Loin de moi la pensée de nier ou d'atténuer les services -que la science allemande a rendus à nos difficiles études; mais, pour profiter réellement de ces services, il faut y regarder de très-près et y appliquer un grand esprit de discernement. 11 faut surtout être bien décidé à ne tenir aucun compte des critiques hau- taines d'hommes à système, qui vous traitent d'igno- rant et d'arriéré, parce que vous n'admettez pas d'emblée la dernière nouveauté, éclose du cerveau d'un jeune docteur, et qui peut être bonne tout au plus à servir d'excitation à la recherche, dans les cercles d'érudits.

LES ÉVANGILES

LA SECONDE GÉNÉRATION CHRÉTIENNE

CHAPITRE PREMIER.

LES JUIFS AU LENDEMAIN DE LA DESTRUCTION DU TEMPLE.

Jamais peuple n'éprouva une déception compa- rable à celle qui frappa le peuple juif le lendemain du jour où, contrairement aux assurances les plus formelles des oracles divins, le temple, que l'on supposait indestructible , s'écroula dans le bra- sier allumé par les soldats de Titus. Avoir touché à la réalisation du plus grand des rêves, et être forcé d'y renoncer; au moment l'ange exter- minateur entr'ouvrait déjà la nue, voir tout s'éva- nouir dans le vide; s'être compromis en affirmant par avance l'apparition divine, et recevoir de la brutalité des faits le plus cruel démenti, n'était-ce

pas à douter du temple, à douter de Dieu ? Aussi les

1

2 ORIGINES DU CHRISTIANlS.Mi:. [An TiJ

premières années qui suivirent la catastrophe de l'an 70 furent-elles remplies d'une fièvre intense, la plus forte peut-être que la conscience juive eût tra- versée. Édom (c'était le nom par lequel les juifs dé- signaient déjà l'empire romain'), l'impie Edom, l'éternel ennemi de Dieu, triomphait. Les idées que l'on croyait les plus indéniables étaient arguées de faux. Jéhovah semblait avoir rompu son pacte avec les fils d'Abraham. C'était à se demander si même la foi d'Israël, la plus ardente assurément qui fut jamais, réussirait à faire volte-face contre l'évidence et, par un tour de force inouï, à espérer contre tout espoir. Les sicaires, les exaltés avaient presque tous été tués; ceux qui avaient survécu passèrent le reste de leur vie dans cet état de stupéfaction morne qui suit, chez le fou, les accès furieux. Les sadducéens avaient à peu près disparu, en l'an 66-, avec l'aristocratie sacerdotale qui vivait du temple et en tirait tout son prestige. On a supposé que quelques survivants des grandes familles se réfugièrent avec les hérodiens dans le nord de la Syrie, en Arménie, à Palmyre, restèrent longtemps alliés aux petites dynasties de

4. IVEsdr., VI, 8 etsuiv. Voir Buxlorf, Lex. lalm., au mot Édom. Grâce à la ressemblance du dalelh et du resch, les deux noms présentaient une sorte d'analogie pour l'œil.

2. Voir l' Antéchrist, p. 284 et suiv.

[An 7iJ LES ÉVANGILES. 3

ces contrées, et jetèrent un dernier éclat par cette Zénobie, qui nous apparaît, en efïet, au iii^ siècle, comme une juive sadducéenne, haïe des talmudistes, devançant par son monothéisme simple l'arianisme et l'islamisme ''^. Gela est très-possible; mais, en tout cas, de tels débris plus ou moins authentiques du parti sadducéen étaient devenus presque étrangers au reste de la nation juive ; les pharisiens les trai- taient en ennemis.

Ce qui survécut au temple et demeura presque intact après le désastre de Jérusalem, ce fut le pha- risaïsme, la partie moyenne de la société juive, partie moins portée que les autres fractions du peuple à mêler la politique à la religion, bornant la tâche de la vie au scrupuleux accomplissement des préceptes. Chose singulière ! les pharisiens avaient traversé la crise presque sains et saufs ; la révolution avait passé sur eux sans les atteindre. Absorbés dans leur unique préoccupation, l'observance exacte de la Loi, ils s'é- taient enfuis presque tous de Jérusalem avant les dernières convulsions et avaient trouvé un asile dans les villes neutres de Tabné, de Lydda. Les zéloles n'étaient que des individus exaltés ; les sadducéens

\. Geiger, Jmlische Zeitschrift, t. IV, 1866, p. 21 9-220; De- renbourg, dans le Journal asiatique ^ mars-avril 1869, p. 373 et suiv.

4 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 74]

n'étaient qu'une classe ; les pharisiens, c'était la na- tion. Pacifiques par essence, adonnes à une vie tranquille et appliquée, contents pourvu qu'ils pussent pratiquer librement leur culte de famille, ces vrais israélites résistèrent à toutes les épreuves; ils furent le noyau du judaïsme qui a traversé le moyen âge et est arrivé intact jusqu'à nos jours.

La Loi, voilà, en effet, tout ce qui restait au peuple juif du naufrage de ses institutions religieuses. Le culte public, depuis la destruction du temple, était impossible; la prophétie, depuis le terrible échec qu'elle venait de recevoir, ne pouvait qu'être muette ; hymmes saints , musique , cérémonies , tout cela était devenu fade ou sans objet, depuis que le temple, qui servait d'ombilic à tout le cosmos juif, avait cessé d'exister. La Thora,dM contraire, dans ses parties non rituelles, était toujours possible. La Tliora n'était pas seulement une loi religieuse : c'était une législation complète, un code civil, un statut per- sonnel, faisant du peuple qui s'y soumettait une sorts de république à part. Voilà l'objet auquel la con- science juive s'attachera désormais avec une sorte de fanatisme. Le rituel dut être profondément modifié; mais le droit canonique fut maintenu presque en entier. Commenter, pratiquer la Loi avec exac- titude, passa pour le but unique de la vie. Une seule

[An 7ij LES ÉVANGILES. 5

science fut estimée, celle de la Loi^ La tradition devint la patrie idéale du juif. Les subtiles discus- sions qui, depuis environ cent ans, remplissaient les écoles ne furent rien auprès de celles qui suivirent. La minutie religieuse et le scrupule dévot se substituèrent chez les juifs à tout le reste du culte ^

Une conséquence non moins grave de l'état nou- veau où vécut désormais Israël fut la victoire défini- tive du docteur sur le prêtre. Le temple avait péri ; mais l'école se sauva. Le prêtre, depuis la des- truction du temple, voyait ses fonctions réduites à peu de chose. Le docteur, ou pour mieux dire le juge, interprète de la Thora, devenait, au contraire, un personnage capital. Le tribunal {beth-din) est à cette époque la grande école rabbinique. Uab-beth- dîn, président du tribunal, est un chef à la fois civil et religieux. Tout rabbin titré a le droit d'entrer dans l'enceinte; les décisions sont prises à la pluralité des voix. Les disciples, debout derrière une barrière, écoutent et apprennent ce qu'il faut pour être juges et docteurs à leur tour.

« Une citerne étanche% qui ne laisse pas échapper

i. Josèphe, ^n^^ XX, xi, 2.

2. Yoif Épître à Diognète, c. 4.

3. Pirké abolfij ii, 8 ; Abolh de-rabli Nathan, c. xiv; com- parez Talm. de Bab., Siikka, 28 b.

0 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 74]

une goutte d'eau », voilà, dorénavant l'idéal d'Israël. Il n'y avait pas encore de manuel écrit pour ce droit traditionnel. Plus de centans s'écouleront avantque les discussions des écoles arrivent à former un corps, qui s'appellera la Mischna par excellence ' ; mais le fond de ce livre date bien de l'époque nous sommes. Quoique compilé en Galilée, il est en réalité à, labné. Vers la fm du i" siècle, il existait des petits cahiers de notes, en style presque algébrique et rem- plis d'abréviations, qui donnaient les solutions des rabbins les plus célèbres pour les cas embarras- sants. Les mémoires les plus robustes fléchissaient déjà sous le poids de la tradition et des précédents judiciaires. Un tel état de choses appelait l'écriture. Aussi voyons-nous, dès cette époque, mentionner des mischnay c'est-à-dire des petits recueils de décisions ou halakoth, lesquels portent le nom de leur auteur. Telle était celle de Rabbi Éliézer ben Jacob, que, dès la fm du i" siècle, on qualifiait de « courte, mais bonne - » . Le traité mischnique Edxiïoth, qui se distingue de tous les autres en ce qu'il n'a pas de sujet spé- cial, et qu'il est à lui seul une mischna abrégée, a pour noyau les éduïoth, ou « témoignages », rela-

1 . Le sens de Mischna est « loi répétée par cœur, non écrite », par opposition à Mikra, « loi lue, par conséquent écrite ».

2. Buxtorf, Lex., col. 1948; Talm. de Bab., Jebamolh, 49 b

[An 74] LES ÉVANGILES. 7

tifs à des décisions antérieures, qui furent recueillis à labné et soumis à une révision lors de la destitu- tion de Rabbi Gamaliel le jeune ^ Vers le même temps, Rabbi Éliézer ben Jacob composait de souvenir la description du sanctuaire qui fait le fond du traité Middoth-. Siméon de Mispa, à une époque plus ancienne encore, paraît l'auteur de la première rédac- tion du traité /oma^ relatif à la fête du grand Pardon, et peut-être du traité Tamid \

L'opposition entre ces tendances et celles du christianisme naissant était celle du feu et de l'eau. Les chrétiens se détachaient déplus en plus de la Loi; les juifs s'y cramponnaient avec frénésie. Une vive antipathie paraît avoir existé chez les chrétiens contre l'esprit subtil, sans charité, qui chaque jour tendait à prévaloir dans les synagogues. Jésus déjà, cinquante ans auparavant, avait choisi cet esprit pour point de mire de ses traits les plus acérés. Depuis, les casuistes n'avaient fait que s'enfoncer de plus en plus dans leurs vaines arguties. Les malheurs de la nation n'avaient rien changé à leur caractère. Disputeurs, vaniteux, ja-

1. Cf. Talm. de Bab., Berakoth, 28 a.

2. Taira, de Bab., loma, 16 a; Derenbourg, la Palestine d'après les Thalmuds, p. 374.

3. Mischna, Péah, ii, 6; Talm. de Jér., loma, ii, \ ; Talm. de Bab., loma, 14 6; Derenbourg, op. cit., p. 373.

8 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 74]

loux, susceptibles, s'attaquant pour des motifs tout personnels, ils passaient leur temps, entre labné et Lydda, à s'excommunier pour des puérilités. Le nom de « pharisien » avait été jusque-là pris par les chré- tiens en bonne part*. Jacques et en général les pa- rents de Jésus furent des pharisiens très-exacts. Paul lui-même se vante d'être « pharisien, fils de phari- sien-». Mais, depuis le siège, la guerre fut ouverte. En recueillant les paroles traditionnelles de Jésus, on se laissa dominer par ce changement de situation. Le mot « pharisien », dans les Évangiles ordinaires, comme plus tard le mot « juif » dans l'Évangile dit de Jean, est employé comme synonyme d'ennemi de Jésus. La dérision de la casuistique fut un des éléments essentiels de la littérature évangélique et une des causes de son succès. L'homme vraiment vertueux, en effet, n'a rien tant en horreur que le pédantisme moral. Pour se laver à ses propres yeux du soupçon de duperie, il a besoin de douter par moments de sa propre œuvre, de ses propres mérites. Celui qui prétend faire son salut par des recettes infaillibles lui semble l'ennemi capi- tal de Dieu. Le pharisaïsme devient ainsi quelque chose de pire que le vice, car il rend la vertu ridi-

< . Voir Saint Paul, 73, 77, 520.

2. Acl., xxni, 6; xxvi, 5; Phil., m, 5.

[An 74J LES ÉVANGILES. 9

cule, et rien ne nous plaît comme de voir Jésus, le plus vertueux des hommes, narguer en face une bour- geoisie hypocrite en laissant entendre que la règle dont elle est fière est peut-être, comme tout le reste, une vanité.

Une conséquence de la situation nouvelle faite au peuple juif fut un redoublement de séparation et d'esprit exclusif. Haï, honni du monde, Israël se renferma de plus en plus en lui-même. Ld^ perischouth l'insociabilité , devint une loi de salut public'. Ne vivre qu'entre soi dans un monde purement juif, rendre les communications avec les païens de plus en plus rares, ajouter à la Loi de nouvelles exi- gences, la rendre difficile à pratiquer, tel fut le but des docteurs, et ils l'atteignirent savamment. Les excommunications furent multipliées ^. Observer la Loi fut un art si compliqué, que le juif n'eut plus le temps de penser à autre chose. Telle est l'origine des u dix-huit mesures », code complet de séquestration, dont on rapporte l'établissement aux temps qui pré- cèdent la destruction du temple ^ mais qui n'eu- rent, ce semble, leur application qu'après 70. Ces

4. Tac, HisL, V, 5.

2. Talm. de Bab., Moèd katon, 15 6 et suiv.; comp. Jean, ix, 22, 34; XVI, 2.

3. Mischna, Aboda zara, ii, 5 et 7.

10 OHIGIXES DU CHRISTIANISME. [An 74]

dix-huit mesures étaient toutes destinées à exagérer l'isolement d'Israël. Défense d'acheter les choses les plus nécessaires ch'ez les païens, défense de parler leur langue, d'accueillir leur témoignage et leurs offrandes, défense d'offrir des sacrifices pour l'empe- reur \ On regretta ensuite plusieurs de ces prescrip- tions; on alla jusqu'à dire que le jour elles furent adoptées avait été aussi funeste aux Israélites que celui ils fondirent le veau d'or; mais on ne les abrogea pas. Un dialogue légendaire exprima les sentiments opposés des deux partis qui divisaient les écoles juives à cet égard : « En ce jour-là, ditRabbi Éliézer, on remplit la mesure. En ce jour-là, dit Rabbi Josué, on la fit déborder. Un tonneau plein de noix, dit Rabbi Éliézer, peut encore contenir autant d'huile de sésame qu'on veut. Quand un vase est rempli d'huile, répliqua Rabbi Josué, en y versant de l'eau on répand l'huile'. » Malgré toutes les protesta- tions, les dix-huit mesures prirent une telle autorité qu'on alla jusqu'à dire qu'aucun pouvoir n'avait le droit de les abolira Peut-être certaines de ces me-

1. Talm.de Jér., Schahbalh, i, 7; cf. Grvoiz^Gescli. der Ju- den, III ;2« édit.j, p. 494-495; Dorenbourg, op. cil., p. 272 et suiv., 474.

2. Talm. de Jér., Schahbalh, i, 7; cf. Talm. de Bab., Schah- balh, Ma.

3. Talm. de Jér., Schabbalh, i, 7.

[An 71] LES ÉVANGILES. 11

sures furent-elles inspirées par une sourde opposition contre le christianisme et surtout contre les libérales prédications de saint Paul. 11 semble que plus les chrétiens s'efforçaient de faire tomber les barrières légales, plus les juifs travaillaient à. les rendre infranchissables.

C'est surtout en ce qui concerne les prosélytes que le contraste était sensible. Non-seulement les juifs ne cherchent plus à en gagner; mais ils ont contre ces nouveaux frères une défiance à peine dissi- mulée. On ne dit pas encore que « les prosélytes sont une lèpre pour Israël* »; mais, loin de les encoura- ger, on les dissuade; on leur parle des dangers et des difficultés sans nombre auxquels ils s'exposent en s'affi- liantà une nation bafouée 2. En même temps, la haine contre Rome redouble. Les pensées qu'on nourrit à son égard sont des pensées de me urtre et de sang.

Mais, comme toujours dans le courant de sa longue histoire, Israël avait une minorité admirable, qui protestait contre les erreurs de la majorité de la nation. La grande dualité qui fait le fond de la vie de ce peuple singulier se continuait\ Le charme,

1. Talm. de Bab,, Jebamolh, 47 h, etc.

2. Talm. de Bab., Jebamolh, 47 a; Massékelh Gérim, init.

3. Voir Saint Paul, p. 63.

12 ORIGINES DU CHRISTIANISME. (Aa 74]

la douceur du bon juif restaient à toute épreuve. Schammaï et Hillel, bien que morts depuis long- temps % étaient comme les têtes de file de deux familles opposées ^ , l'une représentant le côté étroit, malveillant, subtil, matérialiste, l'autre le côté large, bienveillant, idéaliste du génie religieux d'Israël. Le contraste était frappant. Humbles , polis, affables, mettant toujours le sentiment des autres avant le leur, les hillélites, comme les chré- tiens, avaient pour principe que Dieu élève celui qui s'humilie et humilie celui qui s'élève, que les gran- deurs fuient devant celui qui les recherche et recher- chent celui qui les fuit, que celui qui veut presser le temps n'obtient rien de lui, tandis que celui qui sait reculer devant le temps l'a pour auxiliaire ^

Chez les âmes vraiment pieuses, des sentiments singulièrement hardis se faisaient jour parfois. D'une part, cette libérale famille des Gamaliel, qui avait pour principe, dans ses rapports avec les païens, de soigner leurs pauvres, de les saluer avec politesse,

1 . Il faut tenir compte de cela pour bien apprécier la valeur de ces expressions « disciples de Hillel», « disciples de Schammaï », qui, si on les prenait à la lettre, donneraient à la vie des deux maîtres une longueur démesurée.

2. Voir l'opinion des nazaréens, dans saint Jérôme, sur Is., VIII, 14.

3. Talm. de Bab., Erubin, 13 b.

(An 71J LES ÉVVNGILES. U

même quand ils adorent leurs idoles, de rendre les derniers devoirs à leurs morts % cherchait à détendre la situation. Portée aux transactions, cette famille s'était déjà mise en relation avec les Romains. Elle ne se fit aucun scrupule de demander aux vain- queurs l'investiture d'une sorte de présidence du san- hédrin et, avec leur agrément, de reprendre le titre de nasi. D'un autre côté, un homme extrêmement libéral, Johanan ben Zakaï, était l'âme de la trans- formation qui s'opérait. Déjà, bien avant la destruction de Jérusalem, il avait joui d'une autorité prépon- dérante dans le sanhédrin. Pendant la révolution, il fut un des chefs du parti modéré qui se tenait en dehors des questions politiques, et il fit son possible pour qu'on ne prolongeât pas une résistance qui devait amener la destruction du temple. Échappé de Jérusalem, il prédit, assure-t-on, l'empire à Ves- pasien; une des faveurs qu'il lui demanda fut un médecin pour soigner le vieux Sadok, qui, dans les années avant le siège, avait ruiné sa santé par les jeunes ^ Ce qui paraît certain, c'est qu'il entra dans les bonnes grâces des Romains, et qu'il obtint d'eux le rétablissement du sanhédrin à

1. Talm. de 3ér.,GiUi>i,\, 9; comparez Talm.de Bah., Gitlin, 61 fl.

2. Talm. de Bab., GiUin, 36 b.

U ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An74J

labné^ Il est douteux qu'il ait été réellement élève de Hillel^; mais il fut bien le continuateur de son esprit. Faire régner la paix entre les hommes était sa maxime favorite'. On contait de lui que jamais personne n'avait pu le saluer le premier, pas même un païen au marché*. Sans être chrétien, il fut un vrai disciple de Jésus. Il allait, dit-on, par moments, à l'exemple des anciens prophètes, jusqu'à supprimer l'efficacité du culte et à recon- naître que la justice avait pour les païens les mêmes effets que le sacrifice pour les juifs'.

Un peu de soulagement rentra de la sorte dans l'âme affreusement troublée d'Israël. Des fanatiques, au risque de la vie, se hasardaient à s'introduire dans la ville silencieuse, et allaient furtivement sacri- fier sur les ruines du Saint des Saints*'. Quelques-uns de ces fous rapportèrent au retour qu'une voix mys- térieuse était sortie des décombres et avait témoigné accepter leurs sacrifices^; mais, en général, on blà-

4. Midrasch Eka, i, 5 ; Talm. de Bab., Gillin, 06 a et b; Abolh de-rabbi i\athan, c. iv.

2. Talm. de Bab., Succa, 28 a.

3. Mekhilta, sur Exode, xx, 22. *

4. Talm. de Bab., Berakolh, 17 a.

5. Talm. de Bab., Baba balhm, 10 b.

6. Cf. Apoc. de Baruch, § 35, etc.

7. Mekhilta, sur Exode j, xviii, 27.

(An 74J LES ÉVANGILES. ^5

mait ces excès. Certains s'interdisaient toute jouis- sances vivaient dans les larmes et le jeûne, ne buvaient que de l'eau. Johanan ben Zakaï les consolait : « Ne t'attriste pas, mon fils, disait-il à un de ces désespérés; à défaut des holocaustes, il nous reste un moyen d'expier nos péchés, qui vaut bien l'autre, les bonnes œuvres. » Et il rappelait le mot d'Isaïe : « J'aime mieux la charité que le sacri- fice-. » Rabbi Josué était dans les mêmes sentiments, (( Mes amis , disait-il à ceux qui s'imposaient des privations exagérées, à quoi bon vous abstenir de viande et de vin? Comment ! lui répondait-on, nous mangerions la chair dont on faisait le sacrifice sur l'autel détruit aujourd'hui? nous boirions le vin avec lequel on offrait la libation sur ce même autel? Eh bien, répliquait Rabbi Josué, ne mangeons pas alors de pain, puisqu'il n'est plus possible de faire des offrandes de farine ! En effet, on pourrait se nourrir de fruits. Que dites-vous ? Les fruits ne sont pas permis davantage, puisqu'on ne peut plus en offrir les prémices au temple \ » La force des choses s'imposait. On maintenait théoriquement l'éternité de la Loi; on soutenait qu'Élie même n'en

1. Mischna, Sota, ix, 15; Tosifta, ibid., xv

2. Aholh de-rabbi Nathan, c. iv.

3. Talm. de Bab., Baba balhra, 60 b

|g ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 74]

pourrait abroger un article ; mais la destruction du temple supprimait de fait une portion considérable des anciennes prescriptions; il ne restait plus de place que pour une casuistique morale de détail ou pour le mysticisme. La cabbale développée est sûre- ment d'un âge plus moderne. ^lais dès lors beaucoup s'adonnaient à ce qu'on appelait « les visions du char' », c'est-à-dire aux spéculations sur les mys- tères qu'on rattachait aux symboles d'Ezéchiel. L'esprit juif s'endormait dans les rêves, se créait un asile hors d'un monde délesté. L'étude deve- nait une délivrance. Rabbi Nehounia mit en vogue ce principe que celui qui s'impose le joug de la Loi se dégage ainsi du joug de la politique et du monde ^ Quand on arrive h ce point de détachement, on n'est plus un révolutionnaire dangereux. Rabbi Hanina avait coutume de dire : « Priez pour le gouverne- ment établi; car sans lui les hommes se mange- raient ^ »

La misère était extrême. Une lourde capitation pesait sur tous', et les sources de revenus étaient taries. La montagne de Judée restait inculte et

i. Derenbourg, /Wes/. p. 309,note3;314,nole;386-387,DOte4.

2. Pirké abolh, m,

3. Ibid., m, 2.

4. Mekhilta, sur Exode, xix, 1. V. l'Anlechrist, p. 538.

[Ail Ttj LES ÉVANGILES. 17

couverte de ruines*; la propriété même y était très- incertaine-. En la cultivant, on se fût exposé à se .voir évincé par les Romains \ Quant à Jérusalem, elle n'était qu'un monceau de pierres entassées \ Pline en parle comme d'une ville qui avait cessé d'exis- ter'. Dès lors, sans doute, les juifs qui eussent tenté de venir liabiter en groupes considérables sur ses décombres eussent été expulsés''. Cependant les his- toriens qui insistent le plus sur la totale destruction de la ville reconnaissent qu'il y resta quelques vieil- lards, quelques femmes. Josèphe nous montre les premiers assis et pleurant sur la poussière du sanc- tuaire, et les secondes réservées par les vainqueurs

1. Pline, Hist. nat., V, xv, 2.

2. Misclina, GiUin, v, 7; cf. Derenbourg, p. 475 et suiv.

3. V. l'Anlechristj p. o37.

4. IbicL, p. 523. V. apoc. de Baruch , § 32.

5. Oriiie,%n qua fuere Ilierosohjma, longe clarissinia urbium Orienlis, non Judœœ modo. Pline, Ilist. uni., V, 70. On sent un peu d'exagération adulaloire pour Titus, à qui Fouvrage est dédié; cf. saint Épiph., De mens., c. 14.

6. 11 n'y a pas de leste formel pour cette épofiue. Miiis certaine- ment, s'il eût été possible aux juifs de s'établir dans la ville ruinée, ils l'eussent fait. Or c'est àlabné, à Bétlier, etc., qu'ils s'agglomé- rèrent. Le système d'Eusèbe, selon lequel Jérusalem n'aurait été interdite aux juifs qu'à partir d'Adrien {Démonslr. éoang., VI, 48), ne repose que sur des raisons a priori. Voir VAnleclirist, [). 523, note 2.

2

18 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 74]

pour les derniers outrages*. La légion iO'' Fretensis continuait à tenir garnison dans un coin de la ville dé- serte ^ Les briques qu'on a trouvées au timbre de cette» légion^ prouvent qu'elle construisit. Il est probable que des visites furtivesaux fondements encore visibles du temple* étaient tolérées ou permises à prix d'argent par les soldats. Les chrétiens, en particulier, gardaient le souvenir et le culte de certains lieux, no- tamment du Cénacle, sur le mont Sion, l'on croyait que les disciples de Jésus s'étaient réunis après l'Ascension % ainsi que de la tombe de Jacques, frère du Seigneur, près du temple ^ Le Golgotha, proba-

4. Jos., B. J., VII, viii, 7; cf. Eusèbe, Théoph.j ix 'col. 648- 649, Mignc .

2. Saulcy, Revue archéoL, oct. 1869; .Xumismat. de la Pa- lestine, p. 82-83; pi. V, n°* 3 et 4; Comptes rendus de l'Acad. des mscr., 1872, p. 162. On a cru posséder un témoignage des déri- sions que la légion victorieuse n'épargnait pas aux vaincus dans les pièces contre-marquées par cette légion oiî l'on voit un porc; mais cet emblème était romain, légionnaire, et n'impliquait aucune raillerie anlijuive. Madden, Jew. coin., p. 212.

3. Comptes rendus de l'Acad. des inscr., 1872, p. 161 et suiv. Il est vrai que cette légion resta longtemps à Jérusalem. On trouve des vestiges de son séjour dans ^Elia Capitolina après Adrien.

4. Théodoret, Hisl.eccL, III, 13; 5. Cyrille de Jérusalem, Calech., xv, 13.

3. Saint Épiphane, De mensuris, c. 14.

6. Ilégésippe, dans Eusèbe, H. E., II, xxiii, 18.

[An 74) LES ÉVANGILES. 19

blemenl, n'était pas non plus oublie. Comme on ne rebâtissait pas dans la ville ni aux environs, les énormes pierres des grandes constructions restaient intactes à leur place, si bien que tous les monuments étaient encore parfaitement reconnaissables.

Chassés ainsi de leur ville sainte et de la région qu'ils affectionnaient, les juifs se répan- dirent dans les villes et les villages de la plaine qui s'étend entre le pied de la montagne de Judée et la mer'. La population juive s'y multiplia'. Une localité surtout fut le théâtre de cette espèce de résurrection du pharisaïsme et devint la capitale théologique des juifs jusqu'à la guerre de Bar-Coziba. Ce fut la cité, primitivement philistine, de labné ou Jamnia% à quatre lieues et demie au sud de Jaffa''. C'était une ville considérable, habitée par des païens et des juifs ; mais les juifs y dominaient, bien que la ville, depuis la guerre de Pompée, eut cessé de faire partie de la Judée. Les luttes y avaient été vives entre

1. Magna pars Judœœ vicis dispergilur. Tàcile, Hist.^Y, H. Cf. Dion Cassius, LXIX, 14.

2. Talm. deJér., Taanilh, ix, 8; Widrasch Eka,u, 2; Midrasch Scliir haschirim, i, 1 6.

3. Aujourd'hui village. C'est Vibelin des croisés.

4. Comme d'autres villes philistines, elle avait son port ou maïouma, distant d'une lieue el demie environ.

20 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 74]

les deux populations ^ Dans ses campagnes de G7 et de 68, Vespasien avait du se montrer pour y établir son autorité". Les vivres y abondaient'. Dans les premiers temps du blocus, plusieurs savants pai- sibles, tels que Johanan ben Zakaï, que la chi- mère de l'indépendance nationale n'abusait pas , vinrent s'y réfugier'*. C'est qu'ils apprirent l'incendie du temple. Ils sanglotèrent, déchirèrent leurs vêtements, prirent le deuil % mais trouvèrent qu'il valait encore la peine de vivre pour voir si Dieu réservait un avenir à Israël. Ce fut, dit-on, à la prière de Johanan que Yespasien épargna labné et ses savants ''. La vérité est qu'avant la guerre une école rabbinique florissait déjà dans labné".

1. Philoii, Lerj. ad Caïutn, $ 30; Jos., B. J., I, vu, 7; vui, 4; H, IX, \ ; Ant., XIV, iv, 4; XVII, viii, 1 ; XVIII, ii, 2.

2. Jos., B. J., IV, m, 2; viii, 1.

3. Talm. de Jér., Demai, ii, 4; Tosifta, ibicL^ c. i; Bereschilh rabbUj c. lxx.vi; Midrasch lalkout, I, 39 a.

4. Abolh de-7'abbi .\allian_, c. iv.

5. J bide m.

6. Talm. de Bab., Gillin, 66 a. II y a des dates peu concor- dantes. Les circonstances de l'évasion de Johanan supposeraient la ville déjà bloquée (Midrasch rabba, sur Kohélelh, vu, 41, et sur Eka, i, o; cf. Talm. de Bab., Gillin, 56 a el b). Or, à cette époque, Vespiisien n'était plus en Judée. En 67 et 68, au contraire, il passa par labné.

7. Abolh de-rabbi \uthan, iv; Talm, de Bab., Gillin, 56 b: Mischna, Sanhédrin, xi, 4.

[An 7iJ LES ÉVANGILES. 21

Pour des raisons que nous ignorons, il entra dans la politique des Romains de la laisser subsister, et, à partir de l'arrivée de Johanan ben Zakaï, elle prit une importance majeure.

Rabbi Gamaliel le jeune mit le comble à la célé- brité de labné, en prenant la direction de son école après Rabbi Johanan % qui se retira à Berour- Haïl". labné devint, à partir de ce moment, la première académie juive de la Palestine \ Les juifs des diverses contrées s'y rendaient pour les fêtes, comme autrefois on se rendait à Jérusalem, et de même qu'autrefois on profitait du voyage à la ville sainte pour prendre l'avis du sanhédrin et des écoles sur les cas douteux, de même à labné on soumettait les questions difficiles au bet-din^. Ce tribunal n'était qu'improprement et rarement appelé du nom de l'ancien sanhédrin; mais il avait une autorité incontestée; les docteurs de toute la Judée s'y réu-

1 . Les causes de la rivalité de ces deux docteurs sont obs- cures. V. Derenbourg, Palest., p. 306 et suiv.

2. Village situé non loin de labné, en inclinant, ce semble, vers Kulonié (Midrasch Koh., vu, 7; Abolh de-rabbi Nathan, c. xiv).

3. Dans la liste des migrations du sanhédrin que la tradition juive a dressée, figure à la première place celle de Jérusalem à labné. Talm. de Bab., Rosch has-schana, 31 a.

4. Mischna, Para, vu, 6; Tosifta, ibid., c. vi. Cf. Deren- bourg, op. cit., p. 319.

22 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 74]

nissaient parfois, et donnaient alors au het-din le caractère d'une cour suprême. On garda longtemps te souvenir du verger se tenaient les audiences de ce tribunal et du pigeonnier à l'ombre duquel s'asseyait le présidente

labné semblait ainsi une sorte de petite Jérusa- lem ressuscitée. Pour les privilèges et aussi pour les obligations religieuses, on l'assimila complètement à Jérusalem ' ; sa synagogue fut considérée comme la légitime héritière de celle de Jérusalem, comme le centre de la nouvelle autorité religieuse. Les Romains eux-mêmes se prêtèrent à cette manière de voir, et ac- cordèrent au nasi ou ab-bet-din de labné une autorité officielle. Ce fut le commencement du patriarcat juif % qui se développa plus tard et devint une institution

1. Sifré, § 118; Talm. de Bab., Derakolh, 23 b; Schabbalh, 33 b, 138 b, etc.; Mekhilta sur Exode, xiv, 22; Benj. de Tudèle, t. I, p. 79, Asher; Neubauer, Géogr. du Talinud, p. 74; Deren- bourg, P(dest., p. 380-38 1 .

2. Misclina, Rosch has-schana, iv, 1, 2, 3,4; Sanhédrin, XI, 4; Succa, ui, 12; Talm.de Bab., Rosch has-schana, 21 b, 31 b: Sola, 40 fl, b; Kerilôl, 9 a; Derenbourg, Ilisl. de la Pal., p. 304 et suiv.

3. Mischna, Ediiïolh, vu, 7; Talm. de Bab., Sanhédriyi. \ I a. Cf. Mischna, Rosch has-schana, ii, 7; iv, 4; Épipli., haer. xxx, 4. Il est douteux que le titre officiel ait existé à l'époque nous sommes. Notez cependant la lettre d'Adrien dans Vopiscus, 5a- turn., 8 [ipse ille patriarcha) .

[An 7i] LES EVANGILES. 23

fort analogue à ce que sont de nos jours les patriar- cats chrétiens de l'empire ottoman. Ces magistra- tures à la fois religieuses et civiles, conférées par le pouvoir politique, ont toujours été en Orient le moyen employé par les grands empires pour se débarrasser de la responsabilité de leurs raïas. Cette existence d'un statut personnel n'avait rien d'inquiétant pour les Romains, surtout dans une ville en partie ido- lâtre et romaine, les juifs étaient contenus par des forces militaires et par l'antipathie du reste de la po- pulation. Les conversations religieuses entre juifs et non-juifs paraissent avoir été fréquentes à labné. La tradition nous montre Johanan ben Zakaï soutenant de fréquentes controverses avec les infidèles, leur fournissant des explications sur la Bible, sur les fêtes juives. Ses réponses sont souvent évasives, et par- fois, seul avec ses disciples, il se permet de sourire des solutions peu satisfaisantes qu'il a données aux objections des païens \

Lydda eut ses écoles, qui rivalisèrent de célébrité avec celles de labné, ou plutôt qui en furent une

4. Bereschilh rabba , ch. xvii; Rmmnidbar rabba, i\, \: Midrasch rabba, sur Deulér., xxviii, 42; Talm. de Bab., Becho- rolh, o a; Houlin^ 26 6; Baba kaina, 38 a; Talm. de Jér., San- hédrin, I, 4; Baba kama^ iv, 3; Derenbourg, Palestine, p. 316- 317, 322.

24 ORIGINF.S DU CHRISTIANISME. fAii 74]

sorte de dépendance ^ Les deux villes étaient à environ quatre lieues l'une de l'autre; quand on était excommunié à labné, on se rendait à Lydda. Tous les villages, danites ou philistins, de la plaine maritime environnante, Berour-Haïl, Bakiin, Gibthon, Gimso, Bené-Berak, tous situés au sud d'Antipatris, et qui jusque-là étaient à peine consi- dérés comme faisant partie de la terre sainte, ser- vaient également d'asile à des docteurs célèbres '. Enfin le Darom, ou partie méridionale de la Judée, située entre Éleutliéropolis et la mer Morte, reçut beaucoup de juifs fugitifs ^ C'était un riche pays, loin des routes fréquentées par les Romains et pres- que à la limite de leur domination.

On voit que le courant qui porta le rabbinisme vers la Galilée ne se faisait pas sentir encore. Il y avait des exceptions : Rabbi Éliezer ben Jacob, le

4 .Cf. Derenbourg, op. cit., p. 34 1 , noteo; 366, 368,373, note; 380, 384; Neubauer, Géogr.da Tal/n ,p. 79. Jusqu'au nie siècle, l'em- bolisme du calendrier se fila Lydda. Taim. de iér. ,Sanhédn'/i, i, 2.

2. Talm. de Bab., Sanhédrin, 32 b, 74 a; Ilagiga, 3 a; Mi- drascli Bereschilh rabba, c.lxi; Talm. de Jér., Pesahim, m, 7; Schebiil, iv, 2; Déniai, m, 1 ; Muaserolh, ii, 3; Tosifta, ibid., c. ii; KelouboUi, i, o; Hagiga, i, I ; Pesikta rabbatlii, ch. vin. Cf. Neubauer, Géographie du Talmud, p. 72-73, 78-80, 82; De- renbourg, llisl. de la Pal, p. 306-307, note, 312.

3. Derenbourg, op. cit., p. 384 et suiv.

[An 74] LES ÉVANGILES. 25

rédacteur d'une des premières Mischiica, parcaît avoii' été Galiléen*.A^ers l'an 100, on voit déjà les docteurs mischniques se rapprocher de Gésarée et delaOalilée-'. Ce n'est pourtant qu'après la guerre d'Adrien que Tibériade et la haute Galilée deviennent par excel- lence le pays du Talmud.

I. Derenbour.;, Palesl., p. 373.

i. Derenbourg, op. cil., p. 307, note; 366, note 3; 384.

CHAPITRE H.

BETHEn. I.E LIVRE DE JLDITH. LE CANON JlIF.

Dès les premières années qui suivirent la guerre, se forma, à ce qu'il semble, près de Jérusalem, un centre de population qui devait , cinquante ou soixante ans plus tard, jouer un rôle important. A deux lieues et quart de Jérusalem S dans la direc- tion ouest-sud-ouest, était un village jusque-là obscur du nom de Béther'. Il paraît que, plusieurs

1. Les données du ïalmud sur la situation de Bélher (Talm. de Jér., TaanUh, iv, 8; Talni. de Bab., Gillin, 57 a; Midrasch Eka, II, 2) sont si inexactes, si absurdes, si contradictoires, qu'on n'en peut rien tirer. Eusèbe [Hisl. eccl., IV, vi, 3) tranche la question parce qu'il dit, d'après Aristonde Pella, sur la proximité de Bether et de Jérusalem. Cf. Estori Parlii, Kaflor ouaphérahj ch. XI. Le récit Talm. de Jér., Taanilli, iv, 8, sur les terrains achetés par les Hiérosolymites à Bélher suppose la même proxi- mité. Cf. Neubauer, Géogr. du Tn/w.;, p. 103 et suiv.

2. Bn.\b-fiO ou BE97ÎS dcJosué, XV, 60, selon les Septante (cf.saint Jérôme, In Midi., v, 2j; aujourd'hui Biltir, petit village, àrouver-

[\ii "4J LES ÉVANGILES. 27

années avant le siège, un grand nombre de bour- geois riches et paisibles de Jérusalem, prévoyant l'o- rage qui allait fondre sur la capitale, y avaient acheté des terrains pour s'y retirera Béther était, en effet, situé dans une vallée fertile, en dehors des

turc du ouadi Bittir, près duquel sont des ruines appelées Khirbet el-Vahoudj « les ruines des juifs ».V. Ritter, Erdk., XVI, p, 428- 429. La distance « quarante milles de la mer », donnée par les Talmuds, se vérifie pour Bittir. Une autre opinion identifie Béther avec Beth-schémescb, en s'appuyantsur la traduction grecque de II Sam., XV, 24 (cf. I Sam., vi, 12), et de I Ctiron., vi, 59. Belh- schéraesch est à près de cinq lieues de Jérusalem, dans la direction de Bittir. Il y a eu sans doute une confusion dans l'esprit du traduc- teur grec (corap. Jos., XV, 10 et 60, selon les Sept.]. Quant aux hypothèses qui cherchent Béther au nord de Jérusalem, elles sont réfutées par cette circonstance que la vente des captifs de Bélher eut lieu à Ramel el-Klialil, près d'Hébron (saint Jérôme, hi Zach., XI, 4. Cf. In Jerem. j,x\\i, 15, et Chron. pascale, p. 2o3-2o4, . Il est vrai que Robinson Dibl.Res., III, p. 266-271) n'a pas trouvé le site actuel de Bittir répondant, surtout pour l'approvisionnement d'eau, à ce que l'on attend dans l'hypothèse de Bittir = Béther. Mais on peut faire presque les mêmes objections contre le site de Jotapata, qui pourtant n'est pasdouteux.Tobler [Drille Wanderung, p. 4 03) a cru découvrir des citernes dans l'acropole. M. Guérin [Descr. de la Pal., Judée, II, p. 387 et suiv.) a levé toutes les difficultés en montrant que la ville prise par les Romains pouvait renfermer le village actuel, l'acropole et le plateau inférieur que l'acropole domine. Il faut songer que la ville détruite par les Ro- mains n'eut d'importance que durant quelques années, que sa po- pulation était très-pauvre, que les fortifications furent improvisées (Dion Cassius, LXIX, 12', enfin que les récits du Talmud sont rem.plis d'exagération.

1. Talm. de Jér., Taanilh, iv, 8.

28 ORIGINES DU CHRISTIANISME. |An 74]

routes importantes qui joignaient Jérusalem au Nord et à la mer. Une acropole dominait le village, bâti près d'une belle source, et formait une sorte de fortification naturelle ; un plateau inférieur servait d'assise à la ville basse. Après la ca- tastrophe de l'an 70, une masse considérable de fugitifs s'y donna rendez-vous. Il s'établit des syna- gogues, un sanhédrin, des écoles ^ Béther devint bien vite une ville sainte, une sorte d'équivalent de Sion. La colline escarpée se couvrit de maisons, qui, s'épaulant à d'anciens travaux dans le roc et à la disposition naturelle de la colline^ formèrent une es- pèce de citadelle que l'on compléta avec des assises de gros blocs. La situation écartée de Béther permet d'admettre que les Romains ne se soient pas préoc- cupés de ces travaux; peut-être d'ailleurs une partie était-elle antérieure au siège de Titus^ Appuyée par les grandes communautés juives de Lydda , de labné, Béther devint ainsi une assez grande ville *

&•

1. Talm. deJér., Taanilh, iv, 8; Talm. de Bab., Sanhédrin, Mb; Jellinek, Belk ham-midrasch, IV, p. 146.

2. Cf. Robinson, III, p. 266; Guérin, II, p. 386, 387.

3. Les grands travaux d'excavation et de terrassement ne se firent qu'au moment du soulèvement, en 132, Dion Cassius, LXIX, 12.

4. Talm. de Jér., Taanilh,i\, 8; Midrascli £A-a, ii, 2 (énormes exagérations). Cf. saint Jérôme, sur Zacharie, vni, 19.

[Au li\ LES ÉVANGILES. 29

et comme le camp retranché du fanatisme en Judée. Nous verrons le judaïsme y livrer à la puissance ro- maine un dernier et impuissant combat.

A Bélher semble avoir été composé un livre singulier, parfait miroir de la conscience d'Israël à cette époque, se retrouvent le puissant ressouvenir des défaites passées et le pressentiment fougueux des révoltes futures, je veux parler du livre de /M(/i7/i'. L'ardent patriote qui a composé cette agada en hébreu'^ a calqué, selon l'usage des agadas juives, une histoire bien connue, celle de Débora,

■1 . Josèplie ne connaît pas encore le livre de Judith. Or, si ce livre avait été publié avant 70, il serait inconcevable que Josèplie ne l'eût pas connu, et plus inconcevable encore que, l'ayant connu, il n'en eût pas fait usage, ce livre rentrant parfaitement dans son objet fondamental, qui est de relever l'héroïsme de ses compa- triotes et de montrer qu'à cet égard ils ne le cédèrent en rien aux Grecs et aux Romains. D'autre part, vers l'an 95, Clément Romain (Ad Cor. l, 55 et 59, édit. de Philothée Bryenne) cite le livre de Jttditli. Ce livre a donc été composé vers l'an 80. La constitution juive qui résulte du récit est bien celle qui devait plaire aux survivants de la révolution de 66. Israël, selon l'auteur, n'a d'autre gouvernement que la -jspouaîa centrale et le grand prêtre (iv, 6, 8).

2. Le texte grec porte des traces évidentes d'une traduction de l'hébreu, par exemple m, 9, et dans les noms propres de lieu. Le texte chaldéen dont parle saint Jérôme [Prœf.), s'il a exislé, n'était pas l'original. La version de saint Jérôme n'a ici aucune valeur; le grec seul fait autorité. C'est d'après le grec que nous citons. V. Fritzsche, Libri apocr. Vet. Test., p. 465 et suiv.

30 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 74J

sauvant Israël de ses ennemis en tuant leur chef'. Ce sont à chaque ligne des allusions transparentes. L'antique ennemi du peuple de Dieu, Nabuchodono- sor (type parfait de l'empire romain, lequel, selon les juifs, n'était qu'une œuvre de propagande ido- lâtrique-) veut assujettir le monde entier à son empire et se faire adorer, à l'exclusion de tout autre Dieu. Il charge de l'entreprise son général Holopherne ^ Tous s'inclinent, excepté le peuple juif. Israël n'est pas un peuple militaire*; mais c'est un peuple montagnard , difficile à forcer. Tant qu'il observe la Loi, il est invincible.

Un païen sensé et qui connaît Israël, Achior (frère de la lumière), tâche d'arrêter Holopherne. L'essentiel, selon lui, est de savoir si Israël manque à la Loi ; en ce cas, il est facile à vaincre ; sinon, il faut se garder de l'attaquer. Tout est inutile; Holo- pherne marche sur Jérusalem. La clef de Jérusalem est une place située dans le Nord , du côté de Dothaïm, à l'entrée de la région montagneuse, au sud de la plaine d'Esdrelon. Cette place s'appelle

1. Voir surtout Juges, iv, 9.

2. Se rappeler l'Apocalypse de Jean.

3. Ce nom est persan. L'auteur se soucie peu de ranachro- nisme.

4. Judith, V, 23.

[An 7i] LES ÉVANGILES. 31

Deth-éloali (maison de Dieu) \ L'auteur la conçoit exactement sur le modèle de Bcther. Elle est assise à l'ouverture d'un ouadi -, sur une montagne au pied de laquelle coule une fontaine indispensable à la population % les citernes de la ville haute étant peu considérables. Holopherne assiège Beth-éloah qui est bientôt réduite par la soif aux dernières extré- mités. 3Iais le caractère de la Providence divine est de choisir pour faire les plus grandes choses les êtres les plus faibles. Une veuve, une zélote, Ju- dith (la Juive) se lève et prie; elle sort et se pré- sente à Holopherne comme une dévote rigide qui n'a pu supporter les manquements à la Loi dont elle était témoin dans la ville. Elle va lui indiquer un moyen sur pour vaincre les Juifs. Ils meurent de faim et de soif, ce qui les entraîne à manquer aux

1 . En grec Bstuàcûx ou BaiT'jXoûa, par iotacisme, pour BaiTr.Xûx. Le nom du village de BeTcaeaôxiu. (iv, 6), parallèle à Beth-éloah, paraît aussi symbolique et ne semble pas désigner une localité géographique. Parmi les nombreux systèmes imaginés pour don- ner de la réalité à cette topographie fantastique, un seul système, celui de Schuitz, a quelque plausibilité. Bélylua, dans ce système, serait Beil-llfah, au nord des monts Gelboé [Zeilschrift der d. m. G., III, 1849, p. 48-49, 58-39; Ritter, Erdk., XV, p. 423 et suiv. ; cf. van De Velde , Memoir to accompany Ihe map of the Holy land, p. 229) ; encore ce système ne résiste-t-il pas aux objections.

2. Judith, X, 10; xii, 7. Voir ci-dessus p. 26-27, note 2.

3. Ibid.j V, 4 ; VI, il ; vu, 3, 10 et suiv. Cf. xii, 7; xv, 3.

32 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 74j

préceptes sur les aliments et à manger les prémices réservées aux prêtres. Ils ont bien envoyé demander l'autorisation du sanhédrin de Jérusalem ; mais à Jérusalem aussi on est relâché; on leur permettra tout ; alors il sera facile de les vaincre'. « Je prierai Dieu, ajoute-t-elle, de me faire savoir quand.ils péche- ront'. )> Puis, à l'heure Holopherne se croit assuré de toutes ses complaisances, elle lui coupe la tête. Dans cette expédition, elle n'a pas manqué une seule fois à la Loi. Elle prie et fait ses ablutions aux heures voulues; elle ne mange que les mets qu'elle a portés avec elle ; même le soir ou elle va se pros- tituer à Holopherne, elle boit son vin à elle. Judith vit encore après cela cent cinq ans, refusant les mariages les plus avantageux, heureuse et honorée. Durant sa vie et longtemps après elle, personne n'ose inquiéter le peuple juif. Achior est aussi récompensé d'avoir bien connu Israël. Il 'se fait circoncire et devient enfant d'Abraham à perpétuité.

L'auteur, par son penchant à imaginer des con- versions de païens % par sa persuasion que Dieu aime surtout les faibles, qu'il est par excellence le

'I. Judith, XI, 12 et suiv. Cf. Esllier, texte grec, interpolation après IV, 17.

2. Jifdllh.xi, 16-17. Cf. XII, 2, 9, 18-19.

3. Ibid.j, XI, 23 : xiv, 6.

[An 7.iJ LES ÉVANGILES. 33

dieu "des désespérés*, se rapproche des sentiments chrétiens. Mais par son attachement matérialiste aux pratiques de la Lois, il se montre pharisien pur. Il rêve pour les Israélites une autonomie sous l'auto- rité de leur sanhédrin et de leur nasi. Son idéal est bien celui de labné. Il y a un mécanisme de la vie humaine que Dieu aime ; la Loi en est la règle absolue ; Israël est créé pour l'accomplir. C'est un peuple comme il n'y en a pas d'autre, un peuple que les païens haïssent, parce qu'ils savent bieu c^u'il est capable de séduire le monde entier %, un peuple invincible, pourvu qu'il ne pèche pas*. Aux scrupules du pharisien se joignent le fanatisme du zélote, l'appel au glaive pour défendre la Loi, l'apologie des plus sanglants exemples de violences religieuses \ L'imitation du livre d'/î's^/ter perce dans tout l'ouvrage; l'auteur lisait ce livre, non tel qu'il existe dans l'original hébreu, mais avec les interpola- tions qu'olTre le texte grec ^ L'exécution littéraire est faible ; les parties banales, lieux communs de Vagada

1 . Judith, IX, \ I .

2. Judith, VIII, 5; xi, M et suiv.

3. Judith, X, 19.

4. Judith, V, 17 et suiv. ; xi, 10 et suiv. o. Judith, IX, 2, 3, 4.

6. Jjsèphe de même. A7it., XI, vi, I et suiv.

34 ORIGINES DU CUniSTIAÎilSMF.. (An 74]

juive, cantiques, prières, etc., rappellent par moments le ton de l'Évangile selon saint Luc. La théorie des revendications messianiq.ies est cependant peu déve- loppée ; Judith est encore récompensée de sa vertu par une longue vie. Le livre dut être lu avec pas- sion dans les cercles de Béther et de labné ; mais on conçoit que Josèphe ne l'ait pas connu h Rome; on le dissimula sans doute, comme plein d'allusions dan- gereuses. Le succès, en tout cas, n'en fut pas durable chez les juifs; l'original hébreu se perdit bientôt ; mais la traduction grecque se fit une place dans le canon chrétien. Nous verrons, vers l'an 95, cette traduction connue à Rome'. En général, c'est au lendemain de leur publication que les ouvrages apocryphes étaient accueillis et cités; ces nouveautés avaient une vogue éphémère, puis tombaient dans

l'oubli.

Le besoin d'un canon rigoureusement dehmile

des livres sacrés se faisait sentir de plus en plus. La Tbora, les prophètes, les psaumes ^. étaient la base admise de tous. Ézéchiel seul excitait quelques dif- ficultés par les passages il n'est pas d'accord

1. Origène, Episl. ad Africanum,\3. Ce que dit saint Jérôme (Prœf.) est un tissu d'inexactitudes.

2 Clem Rom., Ad Cor. 1, 53, o9 (édit. Plùlothée Bryenne). 3. Gomp. Luc, XXIV, 44; Josèphe, Conlre Apion, I, 8. .

[An 74] LES ÉVANGILES. 35

avec laTIiora. On s'en tira par des subtilités *. On hésita pour Job, dont la hardiesse n'était plus d'accord avec le piétisme du temps. Les Proverbes, l'Ecclésiaste et le Cantique des cantiques subirent un assaut bien plus violent '. Le tableau libre esquissé au chapitre vu des Proverbes, le carac- tère tout profane du Cantique, le scepticisme de l'Ecclésiaste paraissaient devoir priver ces écrits du titre de livres sacrés. L'admiration heureusement l'emporta. On les admit, si l'on peut s'exprimer ainsi, à correction et à interprétation. Les dernières lignes de l'Ecclésiaste semblaient atténuer les cru- dités sceptiques du texte. On se mit à chercher dans le Cantique des profondeurs mystiques ^ Pseudo-Daniel avait conquis sa place à force d'au- dace et d'assurance*; il ne put cependant forcer la ligne déjà impénétrable des anciens prophètes, et il resta dans les dernières pages du volume

1. Taira, de Bab., Menahoth, 45a; Hagiga, 13 a; Sifré, sur Deut., % 294.

2. Abolli de-rabbi Nathan, c. i; Mischna, Eduïolhj v, 3; ladaim, m, 5; ïosiflha, laddim, ii; Talm. de Bab., Schab- batlij, 30 6; Megilla, la; Midrasch Vayyicra rabba, 161 b; Mi- drasch sur Koh., i, 3; sur Levit., xxviii; Pesikla de-rabbi Cahana, p. 68 a (édil. Buber); Pesikla rabbati, c, xviii.

3. Aquiba, cité dans Mischna, ladaïm, m, 5.

4. Mischna, loma, i, 6.

3C ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 74]

sacré, à côté d'Esther et des compilations his- toriques les plus récentes ^ Le fils de Sirach n'éclioua que pour avoir avoué trop franchement sa rédaction moderne ^ Tout cela constituait une petite bibliothèque sacrée de vingt-quatre ouvrages, dont l'ordre fut dès lors irrévocablement fixé ^ Beau- coup de variantes existaient encore * ; l'absence de points-voyelles laissait planer sur de nombreux pas- sages une regrettable ambiguïté, que les différents partis exploitaient dans le sens de leurs idées. Ce n'est que plusieurs siècles plus tard que la Bible hébraïque forma un volume presque sans variantes et dont la lecture était arrêtée jusque dans ses derniers détails. Quant aux livres exclus du canon, on en interdit la lecture et l'on chercha même à les détruire. C'est ce qui explique comment des livres essentiellement juifs et qui avaient tout autant de droits que Daniel et Esther à rester dans la Bible juive, ne se sont con-

4. Voir l'ordre des Bibles hébraïques.

2. Talm. de Jér.. Sanhédrin, x {xij, I ; Talm. de Bab., Sanhé- drin, 100 ft.

3. Talm. de Bab., Baba balhra, 14 b. Cf. Josèphe, Contre AjTion, I, 2. Les versets Kohélelh xn, 11-14, paraissent une clausule des Ketoubim, écrite vers ce temps.

4. Les écarts qu'on observe entre les différentes versions en sont la preuve. Voir Mekhdla et Sifré, avec les observations cri- tiques de M. Geiger, LYnschrifl und Ueberselzimgen der Bibel, Breslau, 1857.

(An 74] LES ÉVANGILES. 37

serves que par les traductions grecques ou faites sur le grec. Ainsi les histoires macchabaïques^ le livre de Tobie, les livres d'Hénoch, la Sagesse du fils de Sirach, le livre de Barucli, le livre appelé « troisième d'Esdras », diverses suites que l'on rattacha au livre de Daniel (les trois enfants dans la fournaise, Susanne, Bel et le dragon), la prière de Manassé, la lettre de Jérémie, le Psautier de Salomon, l'Assomp- tion de Moïse, toute une série d'écrits agadiques et apocalyptiques, négligés par les juifs de la tradition talmudique, n'ont été gardés que par des mains chré- tiennes. La communauté littéraire qui exista durant plus de cent ans entre les juifs et les chrétiens faisait que tout livre juif empreint d'un esprit pieux et inspiré par les idées messianiques était accepté sur-le-champ dans les Eglises. A partir du ii* siècle, le peuple juif, voué exclusivement à l'étude de la Loi et n'ayant de goût que pour la casuistique, négligea ces écrits. Plusieurs Églises chrétiennes, au con- traire, persistèrent à y attacher un gi-and prix et les admirent plus ou moins officiellement dans leur canon. Nous verrons, par exemple, l'Apoca- lypse d'Esdras , œuvre d'un juif exalté, comme le livre de Judith, n'être sauvée de la destruction que par la faveur dont elle jouit parmi les disciples de Jésus. Le judaïsme et le christianisme vivaient encore

38 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 74J

ensemble comme ces [^êtres doubles, soudés par une partie de leur organisme quoique distincts pour tout le reste. L'un des êtres transmettait à l'autre des sensa- tions, des volontés. Un livre sorti des passions juives les plus ardentes, un livre zélote au premier chef, était immédiatement adopté par le christianisme, se conservait par le christianisme, s'introduisait grâce à lui dans le canon de l'Ancien Testament*. Une fraction de l'Église chrétienne, à n'en pas douter, avait ressenti les émotions du siège, partageait les douleurs et les colères des juifs sur la destruction du temple, gardait de la sympathie pour les révoltés; l'auteur de l'Apocalypse, qui probablement vivait encore, avait sûrement le deuil au cœur, et sup- putait les jours de la grande vengeance d'Israël. Mais déjà la conscience chrétienne avait trouvé d'autres issues; ce n'était pas seulement l'école de Paul, c'était la famille du maître qui traversait la crise la plus extraordinaire, et transformait selon les nécessités du temps les souvenirs mêmes qu'elle avait gardés de Jésus.

1. Une réflexion analogue peut être faite sur le livre essen- tiellement juif de Tobie; mais la date de ce livre est très-diffi- cile à fixer.

CHAPITRE III.

EBIOX AU DELA DU JOURDAIN.

Nous avons vu, en 68, l'Église chrétienne de Jérusalem, conduite par les parents de Jésus, fuir la ville livrée à la terreur et se réfugier à Pella, de l'autre côté du Jourdain*. Nous avons vu l'auteur de l'Apocalypse, quelques mois après, employer les plus vives et les plus touchantes images pour exprimer la protection dont Dieu couvrait l'Église fugitive, le repos dont elle jouissait dans son désert*. Il est probable que ce séjour se prolongea plusieurs années après le siège. La rentrée à Jérusalem était impossible, et l'anti- pathie entre le christianisme et les pharisiens était déjà trop forte pour que les chrétiens se portassent avec le gros de la nation du côté de labné et de Lydda. Les saints de Jérusalem demeurèrent donc au delà du

\. Voir V Antéchrist, p. 293 et suiv. 2. Ibid., p. 408, 410.

40 ORIGTNKS DU CHRISTIANISME. [An 71J

Jourdain. L'attente de la catastrophe finale était arrivée au plus haut degré de vivacité. Les trois ans et demi que l'Apocalypse fixait comme échéance à ses prédictions conduisaient jusque vers le mois de juillet 72.

La destruction du temple avait sûrement été pour les chrétiens une surprise. Ils n'y avaient pas cru plus que les juifs. Par moments, ils s'étaient figuré Néron l'Antéchrist revenant de chez les Parthes, marchant sur Rome avec ses alliés, la saccageant, puis se mettant à la tête des armées de Judée, pro- fanant Jérusalem et massacrant le peuple des justes rassemblé sur la colline de Sion ^ ; mais personne ne supposait que le temple disparaîtrait MJn événement aussi prodigieux, une fois arrivé, dut achever de les mettre hors d'eux-mêmes. Les malheurs de la nation juive furent regardés comme une punition du meurtre de Jésus et de Jacques '. En y réfléchissant, on se prit à trouver que Dieu avait été en tout cela d'une grande bonté pour ses élus. C'était à cause

1. Carm. sib., V, 146-153.

2. Voir l'Aïuechrist, p. 401.

3. llégésippe (judéo-chrétien), dans Eus., H. E., II, xxiii, 18. 11 fallait que cette idée fût bien répandue pour que Mura, fils de Sérapion, qui n'était, ce semble, pas chrétien, l'ait adoptée (Cure- ton, Spicil. st/r.j p. 73-74). Cet auteur appartient, selon nous, à la seconde moitié du ii« siècle.

[An 71] LES ÉVANGILES. 41

d'eux qu'il avait bien voulu abréger des jours qui, s'ils avaient duré, eussent vu l'extermination de toute chair * . L'affreuse tourmente qu'on avait subie resta dans la mémoire des chrétiens d'Orient, et fut pour eux ce que la persécution de Néron avait été pour les chrétiens de Rome, « la grande angoisse » -, prélude certain des jours du Messie.

Un calcul, d'ailleurs, semble avoir vers cette époque beaucoup préoccupé les chrétiens. On son- geait à ce passage d'un psaume : « Aujourd'hui du moins écoutez ce qu'il vous dit : « N'endurcissez » pas vos cœurs comme à Meriba, comme au jour » de Massa dans le désert... Pendant quarante ans, n j'ai eu cette génération en dégoût, et j'ai dit : !) C'est un peuple errant de cœur ; ils ignorent mes » voies. Aussi ai-je juré dans ma colère qu'ils n'en- » treront pas dans mon repos » ^ On appliquait aux juifs opiniâtres ce qui concernait la rébellion des Israélites dans le désert, et, comme à peu près quarante années s'étaient écoulées depuis la courte mais brillante carrière publique de Jésus, on croyait

1. Matth., XXIV, 22; Marc, xiii, 20; Épîlre de Barnabe, 4. Cf. Vie de Jésus, 13"= édit. et suiv., p. xlii, note 4; l'Anlechri'il, p. 294, 295.

2 . 0Xi(];tç (AE-yâXr,, hébr. sara guedola.

3. Ps. xcv, 7 et suiv.

42 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 7i]

l'entendre adresser aux incrédules cet appel pres- sant : « Voilà quarante ans que je vous attends ; il est temps; prenez garde » \ Toutes ces coïnci- dences, qui faisaient tomber l'année apocalyptique vers l'an 73, les souvenirs récents de la révolution et du siège, l'accès étrange de fièvre, d'exaltation, de folie, qu'on avait traversé, et ce comble du prodige, que, après des signes si évidents, les hommes eussent encore le triste courage de résister à la voix de Jésus qui les appelait, tout cela paraissait inouï et ne s'expliquait que par un miracle. Il était clair que le moment approchait Jésus allait paraître et le mys- tère des temps s'accomplir.

Tant que l'on fut sous le coup de cette idée fixe et que l'on envisagea la ville de Pelia comme un asile provisoire ou Dieu lui-même nourrissait ses élus et les préservait de la haine des méchants -, on ne pensa point à s'éloigner d'un endroit que l'on croyait avoir été désigné par une révélation du Ciel \ Mais, quand il fut clair qu'il fallait se résigner à vivre encore, un mouvement se fit dans la communauté ; un grand nombre de frères, y compris les membres de la famille de Jésus, quittèrent Pella et allèrent s'éta-

4. Hébr., m, 7 et suiv. Cf. Sainl Paul, p. lxi.

2. Apoc, XII, 14.

3. A'oir l'Antéchrist, p. 296-297.

[An 7iJ LES ÉVANGILES. 45

blir à quelques lieues de là, dans la Batanée, province qui relevait d'Hérode Agrippa II % mais tom- bait de plus en plus sous la souveraineté directe des Romains. Ce pays était alors très-prospère ; il se couvrait de villes et de monuments ; la domination des Hérodes y avait été bienfaisante, et y avait fondé cette civilisation brillante qui dura depuis le premier siècle de notre ère jusqu'à l'islam'. La ville choisie de préférence par les disciples et les parents de Jésus fut Kokaba, voisine d'Astaroth-Garnaïm % un peu au delà d'Adraa * , et très-près des confins du royaume des Nabatéens \ Kokaba n'était qu'à

\. Jos., Atit., XX, VII, 1.

2. Voir Waddington, Inscr. grecques de Syrie, n" 2112, 2133,2211, 2303, 2329, 2364, 2363, surtout le n" 2329. Cf. les ApôlreSj p. '188.

3. Aujourd'hui Tell Aschtéreh.

4. Aujourd'hui Deraat.

5. Ktù)câoa, Xw-/,âêa, Kwxâêa. Jules Africain, dans Eusèbe, //. E., I, VII, 14; Eusèbe, Onotnast., au mot XwSâ; Épiphane, haer. XVIII, \ ; XIX, 1-2; xxix, 7; xxx, 2, 18; xl, 1 ; lui, 1. Les pas- sages d'Épiphane, qui avait voyagé dans ces contrées, fixent le site de Kokaba avec beaucoup de précision, et rectifient les inexacti- tudes de Jules Africain et d'Eusèbe. C'est bien à tort qu'on a sup- posé qu'il s'agissait ici de Kokab, à quatre lieues au sud-ouest de Damas. Épiph., xxx, 2,18; xl, 1, s'y opposent; d'ailleurs, cette localité ne faisait pas partie de la Batanée. Encore moins faut-il songer aux nombreux villages du nom de Kokab situés à l'ouest de l'Antiliban et du Jourdain, et au Khoba de Gen., xiv, 1 5. Kruse [Commentare zu Seetzen's Reisen, p. 13, 23, 36, 37, 139, 140;

44 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 74]

treize ou quatorze lieues de PcUa, et les Eglises de ces deux localités purent rester longtemps dans des rap- ports étroits. Sans doute beaucoup de chrétiens, dès le temps de Yespasien et de Titus, regagnèrent la Galilée et la Samarie > ; cependant ce n'est qu'après Adrien que la Galilée devint le rendez-vous de la population juive, et que l'activité intellectuelle de la nation s'y concentra.

Le nom que se donnaient à eux-mêmes ces pieux gardiens de la tradition de Jésus était celui d'ébionim ou « pauvres » ^. Fidèles à l'esprit de celui qui avait dit : « Heureux les ébionim! » ^ et qui avait attri- bué en propre aux déshérités de ce monde le royaume du ciel et la propriété de l'Évangile*, ils se faisaient gloire de leur mendicité, et continuaient, comme la primitive Eglise de Jérusalem, à vivre d'aumônes '\ Nous avons vu saint Paul toujours préoccupé de ces pauvres de Jérusalem % et saint Jacques prendre

cf. p. XVII, XVIII, xix) identifie notre Kokaba avecKtébé ouKoteibé. On pourrait aussi songer à Hibbé, à deux lieues au sud de Ktébé. Voir les cartes de van De Velde et de Wetzstein.

1 . Voyez ci-dessus, p. 23.

2. En grec TîTMy^ci.Voir Fte de Jésus, p. 189, 13' édit. et suiv.

3. Matth., V, 3; Luc, vi, 20.

4. Matth., XI, 5; Luc, iv, <8.

5. Épiph., XXX, 17.

6. Gai., Il, 10; Act., xi, 29; Worn., xv, 2o, 26.

[Au 71] LES ÉVANGILES. 45

le nom de « pauvre » pour un litre de noblesse ^ Une foule de passages de l'Ancien Testament le mot ébion est employé pour désigner l'homme pieux et par extension l'ensemble du piétisme israélite, la réunion des saints d'Israël, chétifs, doux, hum- bles, méprisés du monde, mais aimés de Dieu, étaient rapportés à la secte". Le mot « pauvre » im- pliquait une nuance de tendresse, comme quand nous disons (c le pauvre chéri ! ». Ce « pauvre de Dieu » , dont les prophètes et les psalmistes avaient raconté les misères, les humiliations, et annoncé les gran- deurs futures, passa pour la désignation symbolique de la petite Eglise transjordanienne de Pella et de Kokaba, continuatrice de celle de Jérusalem. De même que, dans la vieille langue hébraïque, le mot ébion avait reçu une signification métaphorique pour désigner la partie pieuse du peuple de Dieu '; de même la sainte petite congrégation de la Batanée, se considérant comme le seul véritable Israël, « l'Israël de Dieu » \ héritier du royaume cé-

1. Jac, II, 5, 6.

2. Voir surtout Ps. ix, 19; xl, 18; lxx, 6; lxxxvi, 1 ; cvii, 41; cix, 22; cxiii, 7; Amos., ii, 6.

3. Passage des Psaumes précités; Isaïe, xxv, 4; xxvi, 6; xli, 17 ; Jérémie, xx, 13. 11 en était de même des mots dal et ani ou anav. Voir Ps. ix-x et Vie de Jésus, p. 188, 13^ édit, et suiv.

4. Gai., VI, 16.

46 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An '4]

leste, s'appela le pauvre, le chéri de Dieu. Ebion était ainsi souvent employé au sens collectif^ , à peu près comme Israël, ou comme l'ont été chez nous des personnifications telles que « Jacques Bonhomme ». Dans les parties éloignées de l'Église, pour lesquelles les bons pauvres de Batanée furent bientôt des étrangers, Ébion devint un personnage, prétendu fondateur de la secte des ébionites \

Le nom par lequel les sectaires étaient désignés chez les autres populations de la Batanée était celui de « Nazaréens » ou « Nazoréens » ^ On savait que Jésus, ses parents, ses premiers disciples étaient de Nazareth ou des environs ; on les désignait par leur lieu d'origine \ On a supposé, non sans raison peut- être, que le nom de « nazaréens » s'appliqua surtout aux chrétiens de Galilée réfugiés en Batanée % tandis

4. Épiphane, hœr. xxx, 18.

2. Voir Vie de Jésus, p. 189. Ajoutez à la liste des Pères qui ont cru à l'existence d'un Ébion, Victoria de Pettau, Dibl. max. Palrum (Lugd.), m, p- 418, et l'interpolateur d'Ignace, ad Phi- lad., § 6. Le raisonnement d'Hégésippe (dans Eus., H. E., IV, XXII, o) explique cette erreur. C'est ainsi qu'Hégésippe lui-même suppose un Masbolhée pour expliquer les masbolhéens.

3. Voir les Apôlres, p. 235.

4. Épiph., haer. XXIX, 1, 4, S, 6; Jules Africain, dans Eus., H. E., I, VII, 14. C'est par confusion et faute de connaître l'or- thographe hébraïque que l'on a cru voir une relation entre ce mot et l'ascétisme des nazirs.

5. Voir VAnlechrisl, p. 278.

[An 74| LES ÉVANGILES. 47

que le nom (ïébionim continua d'être le titre que se donnaient les saints mendiants de Jérusalem ^ Quoi qu'il en soit, « nazaréens » resta toujours en Orient le mot générique pour désigner les chrétiens ; Maho- met n'en connut pas d'autre, et les musulmans s'en servent encore de nos jours. Par un bizarre contraste, le nom de « nazaréens », à partir d'une certaine époque % présenta, comme celui d' « ébio- nites », un sens fâcheux à l'esprit des chrétiens grecs ou latins. Il était arrivé dans le christianisme ce qui arrive dans presque tous les grands mouvements ; les fondateurs de la religion nouvelle, aux yeux des foules étrangères qui s'y étaient affiliées, n'étaient plus que des arriérés, des hérétiques ; ceux qui avaient été le noyau de la secte s'y trouvaient isolés et comme dépaysés. Le nom d'ébio7i, par lequel ils se désignaient, et qui avait pour eux le sens le plus élevé, devint une injure et fut hors de Syrie synonyme de sectaire dangereux ; on en fit des plaisanteries, et on l'interpréta ironiquement dans le sens de « pauvre d'esprit » ^ L'antique dénomination de « naza-

1. Gai., II, 10.

2. Cela ne s'observe pas avant saint Épiphane.

3. Origène, De princ, IV, 22 (0pp., I, 183) Contre Celse, H, 'I ; Philocalie d'Orig., I, M; Eusèbe, H. E., III, xxvii, 6; l'in- terpolateur d'Ignace ad Phil.j $ 6; Épiph., xxx, 17.

48 ORIGINES DU CHRISTIANISMI' . [An 74J

réens », à partir du iv* siècle, désigna de même pour l'Église catholique orthodoxe des hérétiques à peine chrétiens ^

Ce singulier malentendu s'explique quand on considère que les ébionim et les nazaréens restaient fidèles à l'esprit primitif de l'Eglise de Jérusalem et des frères de Jésus, d'après lesquels Jésus n'était qu'un prophète élu de Dieu pour sauver Israël, tan- dis que, dans les Églises sorties de Paul, Jésus deve- nait de plus en plus une incarnation de Dieu. Selon les chrétiens helléniques, le christianisme se substituait à la religion de Moïse comme un culte supérieur à un culte inférieur. Aux yeux des chrétiens de la Bata- née, c'était un blasphème. Non-seulement ils ne

1. Épiphane, haer. xxix et xxx, et liesp. ad Acac. et Paul., sub fin. L'identité priniilive des ébionim et des nazaréens est entrevue {)ar Épiphane, haer. xxx, 1,2; puis il la méconnaît. Rien de plus confus que le système de ce Père, égaré par son fana- tisme orthodoxe. Ailleurs il admet des nazaréens purement juifs (haer. xviii); les rapprochements qu'il fait entre eux et les os- sènes (haer. xix) sont superficiels. 11 ne veut à aucun prix que les sectaires judaïsants, qu'il déteste, soient la descendance directe de la famille et des vrais disciples de Jésus. Le passage de Jules Africain, dans Eusèbe, //. E., 1, vu, 14, malgré ses inexactitudes, associe les nazaréens, Kokaba et les parents de Jésus. Kokaba était le séjour commun de trois catégories de personnes, au fond identiques : les nazaréens, les ébionim et les SêaTtoVjvoi. Les rap- prochements qu'on a faits entre les nazaréens et les 7io$aïris ou ansariés sont sans fondement.

[An 74] LES ÉVANGILES. 49

tenaient pas la Loi pour abolie, mais ils l'observaient avec un redoublement de ferveur. Ils regardaient la circoncision comme obligatoire, célébraient le sabbat en même temps que le dimanche', pratiquaient les ablutions et tous les rites juifs-. Ils étudiaient l'hébreu avec soin', et lisaient la Bible en hébreu. Leur canon était le canon juif; déjà peut-être ils commen- çaient à y faire des retranchements arbitraires*.

Leur admiration pour Jésus était sans bornes; ils le qualifiaient de prophète de vérité par excellence, de Messie, de fils de Dieu, d'élu de Dieu; ils croyaient à sa résurrection, mais ne sortaient pas pour cela de l'idée juive selon laquelle un homme-Dieu est une monstruosité. Jésus, dans leur pensée, était

1. Eusèbe, //. E., III, 27.

2. Justin, Dial. cum Tryph., 47, 48; Iréoée, 1, xxvi, 2; III, XXI, 1 ; lY, XXXIII, 4; Tertullien, Prœscr., 33, De came Christi_, 44; Origène, Adv. Celsum, I, 2; V, 61,65; De principiis, 1. lY, c. 22; Pliilosophumena, YII, 8, 34 (comp. ce qui regarde Théo- dote, copiste des ébionites, ibid., VII, 35); X, 22; Consti- tutions apostoliques, VI, 6; Eusèbe, H. E.j III, 27; YI, 17; Épiphane, heer. xviii, I; xxix, o, 7, 8, 9; xxx, 2, 3, 13, 16, 17, 18, 21, 32; Théodoret, Hœret. fab., II, 1 ; Ftiilastre, De hœr., 8; saint Jérôme, Sur haie, i, 12; viii, -14; ix, 1 ; xxix, 20; Sur saint Matthieu, prol.; De viris ilL, c. 3; Lettre à saint Augus- tin, 89 (7/i), Martianay, lY, 2^ partie, col. 617 et suiv.,et réponse de saint Augustin, ibid., p. 630 et suiv.

3. Hégésippe, dans Eus., H. E., IV, xxii, 7.

4. Épiph., hœr. xxx, 18.

4

50 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 74]

un simple homme, fils de Joseph, dans les conditions ordinaires de l'humanité, sans miracle ^ C'est tardivement qu'ils expliquèrent sa naissance par une opération du Saint-Esprits Quelques-uns admettaient que, le jour il fut adopté par Dieu, l'Esprit divin ou le Christ était descendu en lui sous la forme visible d'un colombe^ si bien que Jésus ne fut fils de Dieu et oint du Saint-Esprit qu'à partir de son baptême*. D'autres, se rapprochant plus encore des conceptions bouddhiques, pensaient qu'il était arrivé à la dignité de Messie et de fils de Dieu par sa perfection, par des progrès successifs % par son union avec Dieu, et surtout en faisant le tour de force d'observer toute la Loi. A les entendre, Jésus seul avait résolu ce problème difficile. Quand on les poussait, ils avouaient que tout autre homme qui pourrait en faire autant obtiendrait le même hon- neur. Ils s'efforçaient en conséquence, dans leurs

4. Épiph., XXX, 2, 3.

2. Épiph., XXX, 3, 13, U, 16, 34; Eusèbe, H. E., III, 27; Origène, Contre Celse, 1. c. ; Théodoret, l. c.

3. Épiph., XXX, 16; Évang. des Hébr., Hilgenfeld, p. \o, 21.

4. Évang. des Iléhr., Hilg., p. io, 16.

o. KaTà ^fo/.o-xv. Épiph., XXX, 18; Eusèbe, //. E., III, xxvii,2 Cf. ï/iotùç Trp'-ÊxoTCTev, Luc, II, 52. Paul de Samosate se servait de la même expression [U TrfoxoTr»;;', Saint Athanase, De synod., 4 (0pp. , 1. 1, 2' partie, p. 739). Cf. Justin, DiuL, 47 [bt.Uyi,].

[An 74] ;LES ÉVANGILES. 51

récits sur la vie de Jésus, de le montrer accomplis- sant la Loi tout entière ; ils lui mettaient, à tort ou à raison, dans la bouche ces mots : « Je suis venu, non abolir la loi, mais l'accomplir \ » Plusieurs, enfin, portés vers les idées gnostiques et cabbalistes, voyaient en lui un grand archange-, le premier de ceux de son ordre, être créé à qui Dieu avait donné pouvoir sur toutes les choses créées et qu'il avait chargé spécialement d'abolir les sacrifices.

Leurs églises s'appelaient « synagogues », leurs prêtres, « archisynagogues » \ Ils s'interdisaient l'usage de la chair * et pratiquaient toutes les abstinences des hasidim, abstinences qui firent.

']. Évang. des Hébreux ^ p. 16, l\, 22.

2. Épiph., XXX, 3, 16; Hermas, Pasteur, Simil. v, 4; viii, i, 2; is, 12; x, 1, 4; Maud. v, 1, etc. La formule XMF, fré- quente surtout en Syrie, paraît devoir se résoudre en XpiaTÔ;, MixarX, ragpirix, et appartenait peut-être aux judéo-chrétiens. Voir Waddington, /nscr. gr. de Syrie, n"' 2145, 2660, 2663, 2663» 2674, 2691 ; Mission de Phénicie p. o92-o93 ; de Rossi, BalL di archeol. crist.j, 2' série, t. I (1870), p. 8-31, 113-121.

3. Épiph., XXX, 18. Ce fut un usage général dans la Syrie, même chez les sectes les moins judaïsantes. luva-yto-fri Mapy.iio- vtffTûv à Deïr-Ali, à une journée au sud de Damas (Waddington, Inscr. de Syrie, 2358, daté de l'an 318). Comparez 'L^jS = DDSD. Il en fut de même en Egypte. V. Zoega, Calai, cod. copl. Mas. Borg., p. 380, ligne 19; 393, 1. 21 ; 398, 1. 10 ; 399, 1. 12.

4. Épiph., xvni, 1 ; xxx, 15, 18.

52 ORIGINES DU CHRISTIANISlIl!:. [An 74]

comme on sait, la plus grande partie de la sainteté de Jacques, frère du Seigneur. Ce Jacques était pour eux la perfection de la sainteté ^ Pierre aussi obtenait tous leurs respects *. C'est sous le nom de ces deux apôtres qu'ils mettaient leurs révélations apocryphes ^ Au contraire, il n'y avait malédiction qu'ils ne prononçassent contre Paul. Ils l'appe- laient « l'homme de Tarse », « l'apostat » ; ils ra- contaient sur lui les histoires les plus ridicules; ils lui refusaient le titre de juif, et prétendaient que, soit du côté de son père, soit du côté de sa mère, il n'avait eu pour ascendants que des païens*. Un juif véritable parlant de l'abrogation de la Loi leur pa- raissait une impossibilité absolue.

Nous verrons bientôt une littérature sortir de cet ordre d'idées et de passions. Les bons sectaires de Kokaba tournaient obstinément le dos à l'Occi- dent, à l'avenir. Leurs yeux étaient toujours dirigés vers Jérusalem, dont ils espéraient sans doute la

1. Épipl)., XXX, 2,16; Homélies pseudo-clémentines, lettres préliminaires.

2. Èpiph.,xxx, 15, 21,

3. Épiph., XXX, 16; Homélies pseudo-clém., lettres prélim. ; Sacy, Chresl. arabe, I, p. 306, 346.

4. Irénée, I, xxvi, 2 ; HI, xv, 1 ; Eusèbe, //. E., HI, 27; Épiph., XXX, 17, 2o;Théodoret,//œref./a6.^II, 1 ; saint Jérôme, M Matlh., XII, init. Cf. Sainl Paul, p. 299 et suiv.

[An 74] LES ÉVANGILES. 53

miraculeuse restauration. Ils l'appelaient « la mai- son de Dieu », et, comme ils se tournaient vers elle dans la prière, on devait croire qu'ils lui avaient voué une espèce d'adoration \ Un œil pénétrant aurait pu dès lors apercevoir qu'ils étaient en train de devenir des hérétiques, et qu'un jour ils seraient traités de profanes dans la maison qu'ils avaient fondée.

Une différence totale séparait, en effet, le chris- tianisme des nazaréens , des ébionim , des parents de Jésus, de celui qui triompha plus tard. Pour les continuateurs immédiats de Jésus, il s'agissait non de remplacer le judaïsme, mais de le couronner par l'avènement du Messie. L'Église chrétienne n'était pour eux qu'une réunion de ha&iàim, de véritables Israélites, admettant un fait qui, pour un juif non sadducéen, devait paraître fort possible : c'est que Jésus, mis à mort et ressuscité, était le Messie, qui dans un bref délai devait venir prendre posses- sion du trône de David et accomplir les prophéties. Si on leur eiit dit qu'ils étaient des déserteurs du judaïsme, ils se fussent sûrement récriés, et eussent protesté qu'ils étaient les vrais juifs, les héritiers des promesses. Renoncer à la loi mosaïque eût été,

4. Irénée, I, xxvi, 2.

54 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 74J

d'après leur manière de voir, une apostasie ; ils ne songeaient pas plus à, s'en affranchir qu'à en déli- vrer les autres. Ce qu'ils croyaient inaugurer, c'était le triomphe complet du judaïsme, et non une religion nouvelle, abrogeant celle qui avait été promulguée sur le Sinaï.

Le retour à la ville sainte leur était interdit; mais, comme ils espéraient que les empêchements ne du- reraient pas, les membres importants de l'Église réfugiée continuaient à faire corps ensemble, et s'appelaient toujours l'Église de Jérusalem*. Dès l'époque du séjour à Pella% on donna un successeur à Jacques, frère du Seigneur, et naturellement on choisit ce successeur dans la famille du maître. Rien de plus obscur que tout ce qui touche à ce rôle des frères et des cousins de Jésus dans l'Église judéo- chrétienne de Syrie \ Certains indices* feraient croire que Jude, frère du Seigneur et frère de Jacques, fut quelque temps chef de l'Église de Jérusalem. Il n'est

1. C'est ainsi que, de nos jours, le patriarche des maronites, dans le Liban, s'appelle toujours « patriarche d'Antioche », quoi- que les maronites aient quilté Antioche depuis des siècles.

2. Eusèbe, //. E., III, 1. Cf. Chron., an 7 de Néron. La contradiction entre ces deux textes n'est qu'apparente. Le second fait est donné par anticipation.

3. Voir l'Appendice à la fin du volume.

4. Surtout l'épisode raconté par Hégésippe, dans Eusèbe, H.

[An TiJ LES ÉVANGILES. 55

pas facile de dire quand ni dans quelles circon- stances. Celui que toute la tradition désigne comme ayant été le successeur immédiat de Jacques sur le siège de Jérusalem est Siméon,fils de Clopas\ Tous les frères de Jésus, vers l'an 75, étaient probablement morts. Jude avait laissé des enfants et des petits- enfants ■. Pour des motifs que nous ignorons, ce ne fut pas dans la descendance des frères de Jésus qu'on prit le chef de l'Eglise. On suivit le principe de l'hérédité orientale. Siméon, fils de Clopas, était probablement le dernier des cousins germains de Jésus qui vécût encore. Il pouvait avoir vu et en- tendu Jésus dans son enfance ^ Quoique l'on fût au

E.j III, 32. Notez absTiJcûv tive; clans Eus., III, xix, et III, xxxii, •2, 3, 6, impliquant une confusion de Juda et de Siméon (v. ci- après, p. 493 1 . L'épiscopat de Siméon est bien long, s'il commença vers 72; Hégésippeest obligé de donner 120 ans de vie à ce person- nage (Eus., III, XXXII, 3). Eusèbe avoue que la liste desévêques de Jérusalem avait peu d'authenticité [H. E.^ IV, 5). Cette liste (elle se retrouve dans la Chronique d'Eusèbe, à l'année 7 d'Adrien, et dans Samuel d'Ani) a peu de vraisemblance. De 33 à 105, Jérusa- lem aurait eu deux évoques; de 103 à 122, elle en aurait eu treize.

1. Hégésippe, dans Eusèbe, H. E., III, xxxii, 3, 6; lY, xxii, 4; Eusèbe, III, 11, 22, 33; IV, 3; Eus.,CAron., à l'an 7 de Néron; Constit. apost.j VII, 46.

2. Hégésippe, dans Eusèbe, III, 19, 20. Voir l'Appendice à la fin du volume.

3. Eusèbe l'affirme {H. E., III, 32), et l'âge de 120 ans qu Hé-

5G OniGINES DU CHRISTIANISME. [An 74]

delà du Jourdain, Siméon se considéra comme chef de l'Église de Jérusalem, et comme l'héritier des pouvoirs singuliers que ce titre avait conférés à Jac- ques, frère du Seigneur.

Les plus grandes incertitudes régnent sur le retour de l'Église exilée (ou plutôt d'une partie de cette Église) dans la ville, à la fois coupable et sainte, qui avait crucifié Jésus et devait néanmoins être le siège de sa gloire future. Le fait du retour n'est pas douteux^; mais l'époque il s'effectua est incon- nue. A la rigueur, on pourrait en reculer la date jusqu'au moment Adrien décida la reconstruc- tion de la ville, c'est-à-dire jusqu'à l'an 122 ^ 11 est

gésippe prête à Siméon au moment de sa mort (dans Eus., ibid.) rendrait la chose toute simple, si cette longévité était admis- sible. Il est probable que Clopas était plus jeune que son frère Joseph, et que ses fils étaient en moyenne plus jeunes que Jésus et ses frères. On en a la certitude pour Jacques, qui paraît avoir été l'aîné des Cléophides, et qu'on surnomma i pLixfo; pour le dis- tinguer de son cousin germain du môme nom.

1. Épiph., De mensuris, c. 14, 15. Le passage de Matth., XXVII, 8, et celui d'Hégésippe, dans Eusèbe, II, xxiii, 18, sup- posent chez les chrétiens une connaissance familière de Jérusa- lem après le siège de Titus.

2. L'argument qui milite en faveur de cette opinion, c'est qu'Adrien trouva la ville •>iîacpt(Tu.evy,v, à l'exception d'un petit nombre d'c.ticîo(j.aTa qu'Épiphane énumère. Mais ii^a.t^\.(su.it-tct reste d'une exactitude suffisante, en supposant que la population chré- tienne qui revint ne fut pas fort nombreuse et vécut retirée dans

[An 74] LES ÉVANGILES. 57

plus probable cependant que la rentrée des chrétiens eut lieu peu de temps après la complète pacification de la Judée. Les Romains se relâchèrent sans doute de leur sévérité pour des gens aussi paisibles que les disciples de Jésus. Quelques centaines de saints pouvaient bien demeurer sur le mont Sion, dans ces maisons que la destruction avait respectées % sans que pour cela la ville cessât d'être considérée comme un champ de ruines et de désolation. La légion 10^ Frelensis, à elle seule, devait former autour d'elle un certain groupe de population. Le mont Sion, comme nous l'avons déjà dit, faisait une exception dans l'aspect général de la ville. Le Cénacle des apôtres-, plu- sieurs autres constructions et en particulier sept syna- gogues, restées debout comme des masures isolées, et dont une se conserva jusqu'au temps de Con- stantin, étaient presque intactes, et rappelaient ce verset d'Isaïe: «La fille de Sion est délaissée comme

un coin des ruines. Les textes d'Eusèbe [Démonstr. évang., III, V. p. 4 24; H. E.j III, xxxv) sur la continuité de l'Église de Jérusalem jusqu'à la guerre d'Adrien ne s'expliquent pas sans un retour partiel. Un in partibus trop prolongé se com- prendrait dilBcilement.

1. Épiphane, /. c. Cf. saint Jérôme, Epist. ad Dard., 0pp., t. II, p. 610, édit. Martianay.

2. Cf. saintCyrille de Jér., Catech. xvi, 4; Vogué, les Églises de terre sainte, p. 323,

58 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 74]

une cabaiie dans une vigne* ». C'est là, on peut le croire, que se fixa la petite colonie chrétienne qui fit la continuité de l'Église de Jérusalem. On peut aussi supposer, si l'on veut, qu'elle résida dans une de ces bourgades de juifs, voisines de Jérusalem, telles que Béther, qu'on identifiait idéalement avecla ville sainte -. En tout cas, cette Eglise du mont Sion fut, jusqu'au temps d'Adrien, bien peu nom- breuse. Le titre de chef de l'Eglise de Jérusalem paraît n'avoir été qu'une sorte de pontificat hono- rifique, une présidence d'honneur, n'impliquant pas une vraie charge d'âmes. Les parents de Jésus, en particulier, semblent être restés pour la plupart au delà du Jourdain.

L'honneur de posséder dans leur sein des per- sonnages aussi marquants inspirait aux Eglises de Batanée un orgueil extraordinaire'. Il est pro- bable qu'au moment du départ de l'Eglise de Jéru- salem pour Pella, quelques-uns des (( Douze », c'est- à-dire des apôtres choisis par Jésus, Matthieu par exemple, vivaient encore et firent partie de l'émigra-

1. Isaïe, I, 8.

2. Ainsi Eusèbe considère la iroXtopxîa de Béther comme une iroXtopxîa de Jérusalem (voir Revue hist., t. Il, p. 112 et suiv.). Le martyrologe romain (7 kal.oct.j fait mourir Cléophas à Emmaiis (Nicopolis) ; mais cela vient d'une confusion : cf. Luc, xxiv, 1 3, 1 8.

3. Eus., //. £., III, 11, 19, 20, 32. '

[An 7i] LES ÉVANGILES. 59

tion *. Certains des apôtres pouvaient être plus jeunes que Jésus, et par conséquent n'être pas fort âgés à l'époque nous sommes'. Les données que nous avons sur les apôtres sédentaires, sur ceux qui restèrent en Judée et n'imitèrent pas l'exemple de Pierre et de Jean, sont si incomplètes, qu'on ne peut cependant l'affirmer. « Les Sept », c'est- à-dire les diacres choisis par la première Église de Jérusalem^ étaient aussi sans doute morts ou dis- persés. Les parents de Jésus héritèrent de toute l'im- portance qu'avaient eue les élus du fondateur, ceux du premier Cénacle. De l'an 70 à l'an 110 environ, ils gouvernent réellement les Églises transjorda- niques, et forment une sorte de sénat chrétien ^ La famille de Clopas surtout jouissait dans ces cercles pieux d'une autorité universellement reconnue*.

Ces parents de Jésus étaient des gens pieux, tran- quilles, doux, modestes, travaillant de leurs mains % fidèles aux plus sévères principes de Jésus sur lapau-

1. Hégésippe, dans Eus., ILE.j III, 32, le suppose, mais sans précision. Eusèbe, H. E.j III, il; Demonstr. éva7ig., VI, xviii, p. 287, le suppose également.

2. Matth., XVI, 28; Marc, ix, i..

3. Hégésippe, dans Eus., //. E., III, xx, 8.

4. Le même, ibid., III, xxxii, 6. o.Le même, ibid.^ III, 20.

60 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 74]

vretéS mais en même temps juifs très-exacts, mettant le titre d'enfant d'Israël avant tout autre avantage*. On les révérait fort et on leur donnait un nom (peut-être maraniin ou moranoïé) dont l'équivalent grec était ^e<j7ço(7uvoi. Déjà, depuis longtemps, sans doute même du vivant de Jésus, on avait du supposer que Jésus des- cendait de David % puisqu'il était reçu que le Messie serait de la race de David. L'admission d'une telle des- cendance pour* Jésus l'impliquait pour sa famille. Ces bonnes gens en étaient fort préoccupés et un peu va- niteux ^ Nous les voyons sans cesse occupés à construire des généalogies qui rendissent vraisem- blable la petite fraude dont la légende chrétienne avait besoin. Quand on était trop embarrassé, on se réfugiait derrière les persécutions d'Hérode, qui, pré- tendait-on, avait détruit les livres généalogiques. Au- cun système arrêté ne prit le dessus à cet égard. Tan- tôt on soutenait que le travail avait été fait de

1. Évang. desllébr., Hilg., p. 16, 17, 23; Recognil.,l\, 29.

2. Saint Jacques en fut l'idéal. Voir l'épître attribuée à ce dernier. CL l'Antéchrist jCh. m.

3. Voir Vie de Jésus, p. 246 et suiv. En 58, la légende était sûrement déjà formée. Cf. Rom., I, 3; Hebr., vu, 14; Apoc, v, 5. Notez Marc, x, 47, 48 ; xi, 10.

4. La préoccupation de la race de David est assez vive vers l'an 100. Talm. deJér., Kilaï»i, ix, 3 (Darenbourg, p. 349).

5. «txvT-iwvTc; (Jules Afr., dans Eus., //. E., I, vu, 11).

[An 71] LES ÉVANGILES. 61

mémoire, tantôt qu'on avait eu pour le construire des copies des anciennes chroniques. On avouait qu'on avait fait « le mieux qu'on avait pu» *. Deux de ces généalogies nous sont parvenues, l'une dans l'Évan- gile dit de saint Matthieu, l'autre dans l'Évangile de saint Luc, et il paraît qu'aucune d'elles ne satisfai- sait les éblonim, puisque leur Évangile ne les conte- nait pas, et qu"il y eut toujours-contre ces généalogies une forte protestation dans les Églises de Syrien.

Ce mouvement, tout inofTensif qu'il était en politique, excita des soupçons. Il semble que l'autorité romaine eut plus d'une fois l'œil ouvert sur les descendants vrais ou prétendus de David ^ Vespasien avait entendu parler des espérances que les Juifs fondaient sur un représentant mystérieux de leur antique race royale*. Craignant qu'il n'y mi un prétexte pour de nouveaux soulèvements, il fit, dit-on, rechercher tous ceux qui semblaient appartenir à cette lignée ou qui s'en targuaient. Cela donna lieu à beaucoup de vexations, qui peut-

1. Eîî otjov èE'îcvc-ùvto. Jules Afr., dans Eus., H. E., I, vu, 44.

2. Voir Vie de Jésus, p. 250. L'origine royale de Jésus est admise des juifs dès le commencement du iii« siècle. Talm. de Bab., Sanhédrin, 43 a (cf. Derenbourg, p. 349, note 2).

3. Voir Vie de Jésus, p. 246-247 (13' édition et suiv.).

4. Voir l'Anleckrisl, p. 490 et suiv.

62 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [Au li]

être atteignirent les chefs de l'Eglise de Jérusalem réfugiés en Batanée \ Nous verrons ces poursuites re- prises avec beaucoup plus de rigueur sous Domitien. L'inamense danger que renfermaient pour le christianisme naissant ces préoccupations de généa- logies et de descendance royale n'a pas besoin d'être démontré. Une sorte de noblesse du christianisme était en voie de se former. Dans Tordre politique, la noblesse est presque nécessaire à l'État, la politique ayant trait à des luttes grossières, qui en font une chose plus matérielle qu'idéale. Un État n'est bien fort que quand un certain nombre de familles, par privilège traditionnel, ont pour devoir et pour in- térêt de suivre ses affaires, de le représenter, de le défendre. Mais, dans l'ordre de l'idéal, la naissance n'est rien : chacun y vaut en proportion de ce qu'il découvre de vérité, de ce qu'il réalise de bien. Les institutions qui ont un butreligieux, littéraire, moral, sont perdues, quand les considérations de famille, de caste, d'hérédité, viennent à y prévaloir. Les neveux et les cousins de Jésus eussent causé la perte du christianisme, si déjà les Églises de Paul n'avaient eu assez de force pour faire contre-poids à cette aris- tocratie, dont la tendance eût été de se proclamer

1. Eusèbe, //. E., III, 12, d'après Hégésippe; Orose, VU, iO. Cl Eus., H. E., III, 19, 20, 32.

[An 7 5] LKS ÉVANGILES. G:^

seule respectable et de traiter tous les convertis en intrus. Des prétentions analogues à celles des Alides dans l'islam se fussent produites. L'islamisme eût cer- tainement péri sous les embarras causés par la famille du Prophète, si le résultat des luttes du i"" siècle de l'hégire n'eût été de rejeter sur un second plan tous ceux qui avaient tenu de trop près à la personne du fondateur. Les vrais héritiers d'un grand homme sont ceux qui continuent son œuvre, et non ses parents selon le sang. Considérant la tradition de Jésus comme sa propriété, la petite coterie des naza- réens l'eût sûrement étouffée. Heureusement ce cercle étroit disparut de bonne heure; les parents de Jésus furent bientôt oubliés au fond du Hauran. Ils per- dirent toute importance et laissèrent Jésus à sa vraie famille, à la seule qu'il ait reconnue, à ceux qui (c entendent la parole de Dieu et qui la gardent » \ Beaucoup de traits des Evangiles, la famille de Jésus est présentée sous un jour défavorable % peu- vent venir de l'antipathie que les prétentions nobi- liaires des desposyni ne manquèrent pas de provoquer autour d'eux.

\. Luc, XI, 28.

2. Voir Vie de Jésus, p. 139, 160.

CHAPITRE IV.

RAPPORTS ENTRE LES JUIFS ET LES CHRETIENS.

Les relations de ces Églises tout hébraïques de Batanée et de Galilée avec les juifs devaient être fré- quentes. C'est aux judéo-chrétiens que se rapporte une expression fréquente dans les traditions talmu- diques, celle de mz/um^ répondant à « hérétiques » \ Les mînim sont représentés comme des espèces de thaumaturges et de médecins spirituels , guéris- sant les malades par la puissance du nom de Jésus et par des applications d'huile sainte. On se rap- pelle que c'était un des préceptes de saint Jac- ques ^ Ces sortes de guérisons, ainsi que les exor- cismes, étaient le grand moyen de conversion employé

'I . Minœi de saint Jérôme. Epist. ad August., 89 (74), col. 623 de Mart. (t. IV, part.).

2. Voir V Anlechrisl , p. oo-57. Tosifta ChoUn, ii; Talm. de Bab., Aboda zara, 17 «^ 27 b; Justin, Dial., 39.

[An Tt] LLS ÉVANGILES. 65

par les disciples de Jésus, surtout quand il s'agis- sait de juifs \ Les juifs s'appropriaient ces re- cettes merveilleuses, et, jusqu'au nr siècle, on trouve des médecins juifs guérissant au nom de Jésus*. Cela n'étonnait personne. La croyance aux miracles jour- naliers était telle, que le Talmud prescrit la prière que chacun doit faire quand il lui arrive des « miracles particuliers » \ La meilleure preuve que Jésus crut accomplir des prodiges, c'est que les gens de sa fa- mille et ses disciples les plus authentiques eurent en quelque sorte laspéciahté d'en faire. Il est vrai qu'il faudrait aussi conclure d'après le même raisonnement que Jésus fut un juif étroit, ce à quoi l'on répugne. Le judaïsme, du reste, renfermait dans son sein deux directions, qui le mettaient à l'égard du chris- tianisme dans des relations opposées. La Loi et les prophètes restaient toujours les deux pôles du peuple juif. La Loi provoquait cette scolastique bizarre qu'on appelait la halaka, et d'où allait sortir le Talmud. Les prophètes, les psaumes, les livres poétiques inspi-

1. Notez ce qui concerne Jacob de Caphar-Schekania, etc., ci- après, p. 533 et suiv., et l'exemple d'Aquila, Épiph., De mens., oh. 15. lien était encore ainsi au iv" siècle. Voir le curieux récit d'Épiphane, haer. xxx, 4-12. Cf.Quadratus, cité par saint Jérôme, De vir. ill., c. 19.

2. Taira, de Jér., Aboda zara, ii, 2 (fol. 40 d],

3. Talm. de Bab., Berakoth, 54 a^ 56 6, 57 a.

66 ORIGINES Dl" CIIRISTIAMSMK. [An 74]

raient une ardente prédication populaire, des rêves brillants, des espérances illimitées ; c'est ce qu'on appelait Vagacla^ mot qui embrasse à la fois les fables passionnées, comme celle de Judith, et les apoca- lypses apocryphes qui agitaient le peuple. Autant les casuistes de labné se montraient dédaigneux pour les disciples de Jésus, autant les agadisles leur étaient sympathiques. Les agadistes avaient en commun avec les chrétiens l'aversion contre les pharisiens, le goût pour les explications messianiques des livres prophé- tiques, une exégèse arbitraire qui rappelle la façon dont les prédicateurs du moyen âge jouaient avec les textes, la croyance au règne prochain d'un rejeton de David. Comme les chrétiens, les agadistes cher- chaient à rattacher la généalogie de la famille pa- triarcale à la vieille dynastie ^ Gomme eux, ils cher- chaient à diminuer le fardeau de la Loi. Leur système d'interprétations allégoriques, qui transformait un code en un livre de préceptes moraux, était l'aban- don avoué du rigorisme doctoral'. Au contraire, les halakistes traitaient les agadistes (et les chrétiens pour eux étaient des agadistes) comme gens fri- voles, étrangers à la seule étude sérieuse, qui était

i. Talm. de Jér., Schabbath, xvi, 1 fol. \'6 c). 2. Derenbourg, Palesl., p. 349, 352-354.

[An 71] LES ÉVANGILES. 67

celle de la Thora^. Le talinudisme et le christia- nisme devenaient ainsi les deux antipodes du monde moral ; la haine entre eux croissait de jour en jour. Le dégoût qu'inspiraient aux chrétiens les re- cherches subtiles de la casuistique de labné s'est écrit dans les Évangiles en traits de feu.

L'inconvénient des études talmudiques était la confiance qu'elles donnaient, le dédain qu'elles inspi- raient pour le profane : « Je te remercie, Éternel, mon Dieu, disait l'étudiant en sortant de la mai- son d'étude, de ce que, par ta grâce, j'ai fréquenté l'école au lieu de faire comme ceux qui traînent dans les bazars. Je me lève comme eux; mais c'est pour l'étude de la Loi, non pour des motifs frivoles. Je me donne de la peine comme eux; mais j'en serai récom- pensé. Nous courons également; mais]moi, j'ai pour but la vie future, tandis qu'eux ils n'arriveront qu'à la fosse de la destruction'-. » Voilà ce qui blessait si fort Jésus et les rédacteurs des Évangiles, voilà ce qui leur inspirait ces belles sentences : « Ne jugez^pas, et vous ne serez point jugé », ces paraboles l'homme simple, plein de cœur, est préféré au docteur orgueil- leux ^ Gomme saint Paul, ils voyaient dans les ca-

\. Derenbourg, op. cit., p. 330-332.

2. Talm. de Bab., Berakolh, 28 b.

3. Luc, XVIII, 9 et suiv.

68 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 74]

suistes des gens qui ne servaient qu'à damner plus de monde, en exagérant les obligations au delà de ce que l'homme peut porter*. Le judaïsme ayant pour base ce fait, prétendu expérimental, que l'homme est traité ici-bas selon ses mérites, portait à juger sans cesse, puisque l'équité des voies de Dieu ne se démontrait qu'à cette condition. Le pharisaïsme a déjà dans la théorie des amis de Job et de certains psalmistes - des racines profondes. Jésus, en rejetant l'application de la justice de Dieu à l'avenir, rendait inutiles ces critiques inquiètes de la conduite d' au- trui. Le royaume des cieux M'éparera tout; Dieu jusque-là sommeille; mais fiez-vous à lui. Par horreur de l'hypocrisie , le christianisme arriva même à ce paradoxe de préférer le monde franche- ment vicieux, mais susceptible de conversion, à une bourgeoisie faisant parade de son apparente honnê- teté. Beaucoup de traits de la légende conçus ou déve- loppés sous l'influence de Jésus furent de cette idée. Entre gens de même race, partageant le même exil, admettant les mêmes révélations divines et ne différant que sur un seul point d'histoire récente, les controverses étaient inévitables. On en trouve

^. ilallli., xxiii, 4, 15.

2. Voir, en particulier, le P>. r.xxiii, surtout le v. 12.

[An 74] LES ÉVANGILES. 69

des traces assez nombreuses dans le Talmud et dans les écrits qui s'y rattachent*. Le plus célèbre docteur dont le nom paraisse mêlé à ces disputes est Rabbi Tarphon. Avant le siège de Jérusalem, il avait rem- pli les fonctions sacerdotales. Il aimait à rappeler ses souvenirs du temple, en particulier comment il avait assisté, sur l'estrade des prêtres, au service solennel du grand Pardon. Le pontife avait, ce jour-là, la per- mission de prononcer le nom ineffable de Dieu. Tar- phon racontait que, malgré les efforts qu'il fit, il ne put rien saisir, le chant des autres officiants Taya^^' empêché d'entendre -. . lUt une

Après la destruction de la ville.^Lydda. A la des gloires des écoles de lah" mieux, la charité', subtilité il joignit, cemine, il se fiança, dit-on, à Dans une annés, afin que, grâce au titre de futures trois CPJïé prêtre, elles eussent le droit de prendre _ xii aux offrandes sacrées*; naturellement, la famine passée, il ne donna pas suite aux fiançailles. Beau- coup de sentences de Tarphon rappellent l'Évangile.

'I. Par exemple, Midrasch sur Ps. x (Derenhourg, p. 336-357).

2. Midrasch %\xv Kohéleth, m, 1 ; smv Bammidbarj xi; Talm. de JcT., loma, III, 7.

3. Toiifta HagigUj vers la fin ; Semahot, ii, 4.

4. Taira, de Jér., Jebamolhj iv, 14.

70 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 74]

« Le jour est court, le travail long; les ouvriers sont paresseux; le salaire est grand, le maître presse*. » « De notre temps, ajoutait-il, quand on dit à quel- qu'un : (( Ole le fétu de ton œil, » on s'entend dire : « Ote la poutre du tien'.» L'Evangile place une telle réplique dans la bouche de Jésus, réprimandant les pharisiens ', et l'on est tenté de croire que la mau- vaise humeur de RabbiTarphon venait d'une réponse du môme genre qui lui avait été faite par quelque min. Le nom de Tarphon, en effet, fut célèbre dans ■guè^îÊ. Au II* siècle, Justin, voulant dans un dialo- notre doctem prises un juif et un chrétien, choisit le mit en scène sou* défenseur de la thèse juive et

Le choix de Justin et lede Trjjphon \ à ce Tnjphon contre la foi chrelv^illant qu'il prête

•^t justifiés

1. Pirké Abolh, ii, lo.

2. Talm. de Bab., Érachin, 15 b.

3. MaUh., VII, 4.

4. Le titre àpxvipO twv 'louS^aîwv ^'cf. Eusèbe, //. E., IV, xviii, 6) prouve bien qu'il s'agit dans Justin du célèbre Tarpbon. Le nom de Tarphon était-il primitivement Tpûcpwv, ou bien est-ce une assimilation artificielle de Justin? On en peut douter. Le nom de Tri/p/ionàété porté par des juifs (Philon, In Flacc.,U)}y mais n'était pas ordinaire. Le nom de Tarphon n"a été porté en hébreu que par notre docteur. Derenbour";, p. 376, note 1. Le nom de Rabbi Tarphon se retrouve estropié dans saint Jérôme [Delphon.) In Is., VIII, 14.

[An 74] LES ÉVANGILES. 71

par ce que nous lisons dans le Talmud des sentiments de Tarphon. Ce rabbi connaissait les Évangiles elles livres des mînim *■ ; mais, loin de les admirer, il vou- lait qu'on les brûlât. On lui faisait remarquer que pourtant le nom de Dieu y était souvent répété. « Je veux bien perdre mon fils, dit-il, si je ne jette au feu tous ces livres, dans le cas ils me tomberaient sous la main, avec le nom de Dieu qu'ils contiennent. Un homme poursuivi par un assassin, ou menacé de la morsure d^un serpent, doit plutôt chercher un abri dans un temple d'idoles que dans les maisons des mînim; car ceux-ci connaissent la vérité et la renient, tandis que les idolâtres renient Dieu, faute de le connaître ^)) Si un homme relativement modéré comme Tar- phon se laissait emporter à de tels excès, qu'on ima- gine ce que devait être la haine dans ce monde ardent et passionné des synagogues, le fanatisme de la Loi était porté à son comble. Le judaïsme orthodoxe n'eut pas assez d'anathèmes contre les minim ^ De bonne heure s'établit l'usage d'une triple malédic- tion, prononcée dans la synagogue le matin, à midi et le soir, contre les partisans de Jésus, compris sous

1. c*:^n '"'.SDI ■j»JvS:in. Le mot "j^ûitS:", «les Évangiles», est du rédacteur de la Gémare, et non de Torplion.

2. Talm. de Bab., Schabbalh, llCa.

3. Saint Épiph., haer. xxix, 9.

72 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 74]

le nom de « nazaréens » *. Celte malédiction s'in- troduisit dans la prière principale du judaïsme, Vamida ou schemoné esré. L'amida se composa d'abord de dix-huit bénédictions ou plutôt de dix- huit paragraphes. Vers le temps nous sommes % on intercala entre le onzième et le douzième para- graphe une imprécation ainsi conçue :

Aux délateurs pas d'espérance! Aux malveillants la des- truction! Que la puissance de l'orgueil soit affaiblie, bri- sée, humiliée, bientôt, de nos jours! Sois loué, ô Éternel, qui brises tes ennemis et abaisses les orgueilleux!

On suppose, non sans apparence de raison, que les ennemis d'Israël visés dans cette prière furent à l'origine les judéo-chrétiens % et que ce fut une

1. Épiph., XXIX, 9; saint Jérôme, sur Isaïe, v, 18-19; xLix, 7; LU, 4 et suiv. Je pense que c'est aussi à cet usage que se rapporte ce que dit Justin (Dial. cum Tryph., c. 16, 47, 137) des anathèmes que les juifs vomissent dans leurs synagogues contre Christ. Cf. saint Jérôme, In Is.j xviii, 19.

2. On attribue l'intercalation en question au patriarche Rabbi Gamaliel II, et on suppose qu'elle fut faite à ïabné [Berakolh, cité ci-après) .

3. On l'appelle aussi « la bénédiction dos sadducéens ». Me- gilla, M b; Talm. de Bab., Berakolh,'i8 b et suiv. (comp.Talm. de iér., Bei'akoth, iv,3; Schwab, p. 178 et suiv.) Les mois àe saddu- céens, philosophes, épiciiriefiSj samaritains [koutiiin], minim, sont mis souvent l'un pour l'autre dans le Talmud. Le premier mol de la malédiction, dans les rituels juifs, Qiloulem[als]inim (les déla- teurs], qu'on suppose avoir été substitué, par l'addition de deux

[An 74J LES ÉVANGILES. 73

sorte de schibbolelh pour écarter des synagogues les partisans de Jésus. Les conversions de juifs au chris- tianisme n'étaient point rares en Syrie. La fidélité des chrétiens de ce pays aux observances mosaïques fournissait à cela de grandes facilités. Tandis que le disciple incirconcis de saint Paul ne pouvait avoir de relations avec un juif, le judéo-chrétien pouvait entrer dans les synagogues, s'approcher de la téba et du lutrin se tenaient les officiants et les prédi- cateurs, faire valoir les textes qui favorisaient ses idées. On prit à cet égard diverses précautions \ La plus efficace put être d'obliger tous ceux qui voulaient prier dans la synagogue à réciter une prière qui, prononcée par un chrétien, eût été sa propre malé- diction.

En résumé, malgré ses apparences étroites, cette Église nazaréo-ébionite de Batanée avait quel- que chose de mystique et de saint, qui dut frapper beaucoup. La simplicité des conceptions juives sur la divinité la préservait de la mythologie et de la métaphysique, le christianisme occidental ne devait pas tarder à verser. Sa persistance à maintenir le sublime paradoxe de Jésus, la noblesse et le bonheur

lettres, à oulemînim (Derenb., p. 345, 346). Dans Mischna, Bera- kotli, IX, 9, ?nînim désigne réellement les sadducéens. 1 . Mischna, Megillaj iv, 9 ; Derenbourg, p. 3o4-3oo.

74 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 74]

de la pauvreté, avait quelque chose de touchant. C'était peut-être la plus grande vérité du christia- nisme, celle par laquelle il a réussi et par laquelle il se survivra. En un sens, tous, tant que nous sommes, savants, artistes, prêtres, ouvriers des œuvres dés- intéressées, nous avons encore le droit de nous ap- peler des ébionim. L'ami du vrai, du beau et du bien n'admet jamais qu'il touche une rétribution. Les choses de l'âme n'ont pas de prix ; au savant qui l'éclairé, au prêtre qui la moralise, au poëte et à l'artiste qui la charment, l'humanité ne donnera jamais qu'une aumône, totalement disproportionnée avec ce qu'elle reçoit. Celui qui vend l'idéal et se croit payé pour ce qu'il livre est bien humble. Le fier EbioUj qui pense que le royaume du ciel est à lui, voit dans ]a part qui lui est échue ici-bas non un salaire, mais l'obole qu'on dépose dans la main du mendiant. Les nazaréens de Batanée avaient ainsi un inap- préciable privilège, c'était de posséder la tradition vraie des paroles de Jésus; l'Évangile allait sortir de leur sein. Aussi ceux qui connurent directement l'Eglise d'au delà du Jourdain, tels que Hégésippe ', Jules Africain % en parlent-ils avec la plus grande

1. Dans Eusèbe, //. E., IIF, 32; IV, 22.

2. Jules Africain paraît avoir été en rapport avec les naza-

[An 7i] LI'S ÉVANGILES. ■;5

admiration. principalement leur sembla être l'idéal du christianisme ; cette Eglise cachée au désert, dans une paix profonde, sous l'aile de Dieu, leur apparut comme une vierge d'une pureté absolue. Les liens de ces communautés écartées avec la catholicité se bri- sèrent peu à peu. Justin hésite sur leur compte ; il con- naît peu l'Église judéo-chrétienne ; mais il sait qu'elle existe ; il en parle avec égards ; du moins il ne rompt pas la communion avec elle ^ C'est Irénée qui ouvre la série de ces déclamations, répétées après lui par tous les Pères grecs et latins, et auxquelles saint Épi- phane met le comble par l'espèce de rage qu'excitent chez lui les seuls noms d'Ebion et de nazaréens. Une loi de ce monde veut que tout fondateur devienne vite un étranger, un excommunié, puis un ennemi, dans sa propre école, et que, s'il s'obstine à vivre long- temps, ceux qui sortent de lui soient obligés de prendre des mesures contre lui, comme contre un homme dangereux.

'&^

réens et avoir reçu leurs traditions orales. Voir Eus., 77. E.^ I, vu, -'* les §§ 8 et 11.

Oial. cum Tryph.j 47,48.

CHAPITRE V.

FIXATION DE LA LÉGENDE ET DES ENSEIGNEMENTS DE JKSUS.

Quand une grande apparition de l'ordre religieux, moral, politique, littéraire s'est produite, la seconde génération éprouve d'ordinaire le besoin de fixer le souvenir des choses mémorables qui se sont passées au début du mouvement nouveau. Ceux qui ont assisté à l'éclosion première, ceux qui ont connu selon la chair le maître que tant d'autres n'adorent qu'en esprit, ont une sorte d'aversion pour les écrits qui diminuent leur privilège et prétendent livrer à tous une tradition sainte qu'ils gardent précieuse- ment dans leur cœur. C'est quand les derniers tén^^ des origines menacent de disparaître an '"''"^o^ ^'^ de l'avenir et qu'on cherche cu'constance, pour fondateur en traits dn— ''^^^ l'époque s'écrivent Jésus, dut ço»-'

[An '5] LES ÉVANGILES. 77

d'ordinaire les mémoires des disciples et en dimi- nuer l'importance; c'était la persuasion d'une fin pro- chaine du monde, l'assurance que la génération .apostolique ne passerait pas sans que le doux Naza- réen fût rendu comme pasteur éternel à ses amis.

On a remarqué mille fois que la force de la mémoire est en raison inverse de l'habitude qu'on a d'écrire. Nous avons peine à nous figurer ce que la radition orale pouvait retenir aux époques l'on ne se reposait pas sur les notes qu'on avait prises ou sur les feuillets que l'on possédait. La mémoire d'un homme était alors comme un livre; elle savait rendre même des conversations auxquelles on n'avait point assisté. « Des Clazoméniens avaient entendu parler d'un Antiphon, lequel était lié avec un certain Pytho- dore, ami de Zenon, qui se rappelait les entretiens de Socrate avec Zenon et Parménide, pour les avoir en- tendu répéter à Pythodore. Antiphon les savait par cœur, et les répétait à qui voulait les entendre. » Tel est le début du Parménide de Platon. Une foule de per- sonnes qui n'avaient point vu Jésus le connaissaient ainsi, sans le secours d'aucun livre, presque aussi bien que ses disciples immédiats. La vie de Jésus, quoique non écrite, était l'aliment de son Eglise; ses maximes étaient sans cesse répétées ; les parties essentiellement symboliques de sa biographie se repro-

78 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 7.'}]

duisaient dans de petits récits en quelque sorte stéréotypés et sus par cœur. Cela est certain pour ce qui regarde l'institution de la Cène*. Il en fut aussi probablement de même pour les lignes . essentielles du récit de la Passion; du moins l'accord du quatrième Evangile et des trois autres sur cette partie essentielle de la vie de Jésus porte à le sup- poser.

Les sentences morales, qui formaient la partie la plus solide de l'enseignement de Jésus, étaient encore plus faciles à garder. On se les récitait assidûment. (( Vers minuit, je me réveille toujours de moi-même, fait dire à Pierre un écrit ébionite composé vers l'an 135, et le sommeil ensuite ne me revient plus. C'est l'elTet de l'habitude que j'ai prise de rappeler à ma mémoire les paroles de mon Seigneur que j'ai entendues, afin de pouvoir les retenir fidèlement*.» Cependant, comme ceux qui avaient reçu directement ces divines paroles

1 . I Cor., XI, 23 et suiv., passage écrit avant qu'aucun Évan- gile existât, et que Paul déclare tenir de tradition première, irapsXaêov àjto toù xupîcu. Voir VAiitechrisl, p. 60-61. Voyez aussi I Thess., V, 2, cî^aTs, à propos d'une comparaison familière à Jésus. L'Église conserva jusqu'au v* siècle l'usage de formules non écrites et sues par cœur, surtout en ce qui louche la Cène. Saint Basile, De Spir. sanclo, c. 27; saint Cyrille de Jér., Catéch. v, 42; saint Jérôme, Epist. 61 (37) ad Pamm., c. 9, Mart., IV^ 2* part., col. 323,

2. Récognitions, II, 1. Comp. Luc, ii, 19.

[An 75] LKS K VAN G ILE S. 7i*

mouraient chaque jour, et que beaucoup de mots, d'anecdotes, menaçaient de se perdre, on sentit la nécessité de les écrire. De divers côtés il s'en forma de petits recueils. Ces recueils offraient, avec des par- ties communes, de fortes variantes ; l'ordre et l'agen- cement surtout dilïéraient; chacun cherchait à com- pléter son cahier en consultant les cahiers des autres, et naturellement toute parole vivement accentuée, qui naissait dans la communauté, bien conforme à l'esprit de Jésus, était avidement saisie au vol et insérée dans les recueils. Selon certaines apparences, l'apôtre Mat- thieu aurait composé un de ces mémoriaux, qui au- rait été généralement accepté^. Le doute cependant à cet égard est permis; il est même plus probable que toutes ces petites collections de paroles de Jésus res- tèrent anonymes, à l'état de notes personnelles, et

1. Papias, dan? Eus.. H. E., III, xxxix, 16 : Mv-ftjJ.^.; uài cZi iêpaiJi ^laXsV.TM Xi-^ix ajvs'j'sâij'aro. rpu-riveudc S'aura û; -^v S-j-tx-h;

ïJca^Tc;. On ne peut dire que Papias entende par loy.y. un simple recueil de sentences sans récit. En effet, Papias, commentant les Xo'-jia y.'jsioxâ, n'était amené à parler dans sa préface que de ce qui l'intéressait. Sa phrase peut très-bien s'appliquer à un Évangile mêlé de sentences et de récits. Parlant de Marc [ibid., xxxix, 1 5), Papias dit que son livre contenait û-i roi ^skitcù ri y.t^U'i-T. % T.^v/^^ii-d. (cf. Platon, Phédon, 2j, ce qui ne l'empêche pas d'employer à propos de ce livre les mots de «rivraÇ-.; twv >ijfta)C(l)v /.o'fwv. L'ouvrage même de Papias, intitulé Ac-jfuv x-jpioxwv ÈÇr.Yr.aîtî, renfermait des récits (Routh, Bel. sacrœ, p. 7 et suiv.).

80 ORIGINKS DU CIIRI STIAMS.ME. [An 75J

ne furent pas reproduites par les copistes comme des ouvrages ayant une individualité.

Un écrit qui peut nous donner quelque idée de ce premier embryon des Évangiles, c'est le Pirké Ahoth, recueil des sentences des rabbins célèbres, depuis les temps asmonéens jusqu'au ii^ siècle de notre ère. Un tel livre n'a pu se former que par des additions successives. Le progrès des écritures bouddhiques sur la vie de Çakya Mouni suivit une marche analogue. Les soutras bouddhiques répon- dent aux recueils des paroles de Jésus ; ce ne sont pas des biographies ; ils commencent simplement par des indications comme celle-ci : « En ce temps-là, Baghavat séjournait à Çravasti, dans le vihâra de Jétavana... etc. » La partie narrative y est très-limitée; l'enseignement, la parabole sont le but principal. Des parties entières du bouddhisme ne possèdent que de pareils soutras. Le bouddhisme du Nord et les branches qui en sont issues ont de plus des livres comme le Lalita vistara, biographies complètes de Çakya Mouni, depuis sa naissance jusqu'au moment il atteint l'intelligence parfaite. Le bouddhisme du Sud n'a pas de telles biogra- phies, non qu'il les ignore, mais parce que l'ensei- gnement théologique a pu s'en passer et s'en tenir aux soutras.

[An 75] LES ÉVANGILES. 81

Nous verrons, en parlant de l'Évangile selon Mat- thieu, que l'on peut encore se figurer à peu près l'état de ces premiers soutras chrétiens. C'étaient des espèces de fascicules de sentences et de paraboles, sans beaucoup d'ordre, que le rédacteur de notre Matthieu a insérés en bloc dans son récit. Le génie hébreu avait toujours excellé dans la sentence mo- rale; en la bouche de Jésus, ce genre exquis avait atteint la perfection. Rien n'empêche de croire que Jésus parlât en effet delà sorte. Mais la « haie » qui, selon l'expression talmudique, protégeait la parole sacrée était bien faible. Il est de l'essence de tels re- cueils de croître par une concrétion lente, sans que les contours du noyau primitif se perdent jamais. Ainsi le traité Eduïoth., petite mischna complète, noyau de la grande Mischna, et les dépôts des cristallisations successives de la tradition sont très-visibles, se re- trouve comme traité à part dans la grande Mischna. Le Discours sur la montagne peut être considéré comme Véduïoth de l'Evangile, c'est-à-dire comme un premier groupement artificiel, qui n'empêcha pas des combinaisons ultérieures de se produire ni les maximes ainsi réunies par un fil léger de s'égrener de nouveau.

En quelle langue étaient rédigés ces petits recueils des sentences de Jésus, ces Pirké léschou, s'il est permis de s'exprimer ainsi ? Dans la langue

82 ORIGINES DU CHRIST! AMSMF:, [An 75]

même de Jésus \ dans la langue vulgaire de la Pales- tine, sorte de mélange d'hébreu et d'araméen, que l'on continuait d'appeler « hébreu » % et auquel les savants modernes ont donné le nom de « syro-chal- daïque ». Sur ce point le Pirké Ahoth est peut-être encore le livre qui nous donne le mieux l'idée des Évangiles primitifs, bien que les rabbins qui figu- rent dans ce recueil, étant des docteurs de la pure école juive, y parlent peut-être une langue plus rapprochée de l'hébreu que ne le fut celle de Jésus ^

4 . Quelques particularités des Xo-yia, surtout la nuance de ô TtXr,- atov (hébreu V.) dans Matlh., v, 43, et même dans Luc, x, 27-37, supposent que ces sentences furent d'abord conçues et prononcées en hébreu.

2. ÈgpaïaTÎ.Voir Vie de Jésus, p. 34, 13*^ édit. (et suiv.). C'est ce qu'on appelait -h Trârpicc y.ôxrdx. Acl., xxii, 40; Jos., .\7U., XX, XI, 2, etc. Voir Hisl. des long, sémil., II, i, 5 ; III, i, 2.

3. Les mots de Jésus conservés en dialecte sémitique dans les

Évangiles grecs (?*"«, Xajxà oa6a-/_6av(, âêêà, ècpçaôâ, raXiôà y.cjo.t)

se rapirochenl beaucoup plus de l'araméen que de l'hébreu. La même observation s'applique aux mots évangéliques ou aposto- liques, Ôaavva, xopêavàç, TcX-ycôà, u.au.awvà:. aârcv, Bapituvà, Kr,(fâ, raêêaôà, Br.ôea^â, Paêêovt, ÂxsXJajAa, Taêtfjâ, |Aapava6â. LeS passages

que cite saint Jérôme de l'Évangile hébreu sont araméens. Cf. Hilgenfeld, Aoi'um Test, extra Canonem receptum^W, p. 17, 26. Cf. Gesta Pilati, a, 4, p. 21 0-2 H, édit. Tischendorf. On ne peut rien conclure de Talm. de Bab., Schabbalh, 116 a el b; car il n'est pas du tout sûr que le talmudiste cite le texte du Xd-pov. Le passage sur Ilégésippe (Eus., //. A".^ IV, xxii, 7) prouve que le syriaque abondait dans la langue des Évangiles dits hé-

[An 7oJ LES ÉVANGILES. 83

Naturellement, les catéchistes qui parlaient grec traduisaient ces paroles comme ils pouvaient et d'une façon assez libres C'est ce qu'on appelait les Logia kyriaka, « les oracles du Seigneur », ou sim- plement les Logia. Les recueils syro-chaldaïques de sentences de Jésus n'ayant jamais eu d'unité, les recueils grecs en eurent encore moins, et ne furent écrits que d'une façon individuelle, sous forme de notes, pour l'usage personnel de chacun. Il n'était pas possible que, même d'une façon passagère, Jésus fût résumé tout entier en un écrit gnomique ; l'Évangile ne devait pas se renfermer dans le cadre étroit d'un petit traité de morale. Un choix de pro- verbes courants ou de préceptes, comme le Pirké Ahothj, n'eût pas changé l'humanité, le supposât-on rempli de maximes de l'accent le plus élevé.

Ce qui, en effet, caractérise Jésus au plus haut degré, c'est que l'enseignement fut pour lui insépa- rable de l'action. Ses leçons étaient des actes, des symboles vivants, liés d'une manière indissoluble à ses paraboles, et certainement, dans les plus an- ciens feuillets qui furent écrits pour fixer ses ensei- gnements, il y avait déjà des anecdotes, des petits

breux. Les gens parlant syriaque comprenaient parfaitement les gens de Galilée. Jos., B. J., IV, i, 5.

\. Papias, dans Eus., H. E., III, xxxix, 16.

84 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 75]

récits. Bientôt d'ailleurs, ce premier cadre devint totalement insuffisant. Les sentences de Jésus n'étaient rien sans sa biographie. Cette biographie était le mystère par excellence, la réalisation de l'idéal messianique ; les textes des prophètes y trou- vaient leur justification. Raconter la vie de Jésus, c'était prouver sa messianité, c'était faire aux yeux des juifs la plus complète apologie du mouvement nouveau.

Ainsi se dressa de fort bonne heure un cadre, qui fut en quelque sorte la charpente de tous les Evangiles % et l'action et la parole étaient entre- mêlées'. Au début, Jean-Baptiste % précurseur du royaume de Dieu, annonçant, accueillant, recom- mandant Jésus; puis Jésus se préparant à sa mission divine par la retraite et l'accomplissement de la Loi; puis la brillante période de la vie publique, le plein soleil du royaume de Dieu, Jésus au milieu de ses disciples, rayonnant de l'éclat doux et tempéré d'un prophète fils de Dieu. Comme les disciples n'avaient guère que des souvenirs galiléens, la Galilée fut le

<. Marc, I, 1; Act., i, 21-22; x, 37-42; I Cor., xv, i-7.

2. As^eEvra yi irpa/.ôe'vTa. Papias, claos Eus., //. E., III, XXXIX, 4o; lîcieTv xal JiJâaxeiv. Acl., I, 1.

3. iMatth., XI, 12-13; Luc, xvi, 16; Canon de Muralori, lignes 8-9. L'Évangile ébionite débutait aussi par Jean-Baptiste. Épiph., hacr. xx\, 13, 14.

[An 75J LES ÉVANGILES. 85

théâtre presque unique de cette exquise tliéophanie. Le rôle de Jérusalem fut presque supprimé. Jésus n'y allait que huit jours avant de mourir. Ses deux der- niers jours étaient racontés presque heure par heure. La veille de sa mort, il célébrait la pâque avec ses disciples, et instituait le rite divin de la communion mutuelle. Un de ses disciples le trahissait; les auto- rités officielles du judaïsme obtenaient sa mort de l'autorité romaine; il mourait sur le Golgotha; il était enseveli. Le surlendemain, son tombeau était trouvé vide ; c'est qu'il était ressuscité, monté à la droite de son Père. Plusieurs disciples étaient ensuite favorisés des apparitions de son ombre errante entre le ciel et la terre.

Le commencement et la fin de l'histoire étaient, comme on le voit, assez arrêtés. L'intervalle, au con- traire, était à l'état de chaos anecdotique^ sans nulle chronologie. Pour toute cette partie, relative à la vie publique, aucun ordre n'était consacré ; chacun dis- tribuait la matière à sa guise. L'ensemble du récit était ce qu'on appelait « la bonne nouvelle », en hébreu hesora, en grec évangélion % par allusion au passage du second Isaïe " : « L'esprit de Jéhovah est sur moi; Jéhovah m'a sacré pour annoncer la

1 Marc, I, 1. Cf. Matth., xxvi, 13; Marc, xiv, 9. i. Is., Lxi, 1 el suiv.

X6 ORIGIiNES DU CHRISTIANISME. [An 75]

bonne nouvelle aux pauvres, pour guérir ceux dont le cœur est brisé, prêcher aux captifs la liberté, aux prisonniers la délivrance ; pour annoncer l'année propice de Jéhovah, le jour de la revanche de notre Dieu; pour consoler tous ceux qui pleurent. » Le mehasser ou « évangéliste » ^ avait pour rôle spécial d'exposer cette histoire excellente, qui fut, il y a dix-huit cents ans, le grand instrument de la con- version du monde, qui reste encore le grand ar- gument du christianisme, en sa lutte des derniers jours.

La matière était traditionnelle ; or la tradition est par essence une matière molle et extensible. Aux paroles authentiques de Jésus se mêlaient chaque année des dires plus ou moins supposés. Se produisait-il dans la communauté un fait nou- veau, une tendance nouvelle, on se demandait ce que Jésus en eût pensé ; un mot se répandait, on ne se faisait nulle difficulté de l'attribuer au maître*. La collection de la sorte s'enrichissait sans cesse, et aussi

1. Acl.j XXI, W ; Éphés., iv, If; II Tim., iv, 5.

2. On voit l'analogie avec les hadilli de Mahomet. Mais, comme Mahomet laissa un volume authentique, le Coran, qui a tout écrasé de son autorité, les lois qui président d'ordinaire à la rédaction des traditions orales furent déroutées; les kadilh n'arrivèrent pas à former un code consacré. Si Jésus avait écrit un livre, les Évangiles n'auraient pas existé.

[An r>] LES ÉVANGILES. 87

s'épurait. On éliminait les paroles qui choquaient trop vivement les opinions du moment, ou que l'on trouvait dangereuses. Mais le fond restait ferme. Il avait réellement une base solide. La tradition évan- gélique, c'est la tradition de l'Église de Jérusalem transportée en Pérée. L'Evangile naît au milieu des parents de Jésus, et, jusqu'à un certain point, est l'œuvre de ses disciples immédiats.

C'est ce qui donne le droit de croire que l'image de Jésus telle qu'elle résulte des Évangiles est res- semblante à l'original dans ses traits essentiels. Ces récits sont à la fois histoire et figure. De ce que la fable s'y mêle, conclure que rien n'y est véritable, c'est errer par trop de crainte de l'erreur. Si nous ne connaissions François d'Assise que par le livre des Conformités, nous devrions dire que c'est une biographie comme celle du Bouddha ou de Jésus, une biographie écrite a priori, pour montrer la réalisation d'un type préconçu. Pourtant François d'Assise a certainement existé. Ali, chez les schiites, est devenu un personnage totalement mythologique. Ses fils Hassan et Hossein se sont substitués au rôle fabuleux de Tammuz. Cependant Ali, Hassan, Hos- sein sont des personnages réels. Le mythe se greffe fréquemment sur une biographie historique. L'idéal est quelquefois le vrai. Athènes offre l'absolu du beau

88 Or.IGINKS DU CIIRISTIA MSM li. [An 7JJ

dans les arts, et Athènes existe. Même les person- nages qu'on prendrait pour des statues symboliques ont pu, à certains jours, vivre en chair et en os. Ces histoires se passent, en effet, selon des espèces de patrons réglés par la nature des choses, si bien que toutes se ressemblent. Le bâbisme, qui est un fait de nos jours, offre dans sa légende naissante des par- ties qu'on dirait calquées sur la vie de Jésus ; le type du disciple qui renie, les détails du supplice et de la mort du Bâb, semblent imités de l'Évangile ; ce qui n'empêche pas que ces faits ne se soient passés comme on les raconte'.

Ajoutons qu'à côté des traits d'idéal qui com- posent la figure du héros des Evangiles, il y a aussi des traits de temps, de race et de caractère indivi- duel. Ce jeune Juif, à la fois doux et terrible, fin et impérieux, naïf et profond, rempli du zèle désinté- ressé d'une moralité sublime et de l'ardeur d'une personnalité exaltée, a bel et bien existé. Il aurait sa place dans un tableau de Bida, la figure enca- drée de grosses boucles de cheveux. Il fut Juif, et il fut lui-môme. La perte de son auréole surnaturelle ne lui a rien ôté de son charme. Notre race rendue à elle-même, et dégagée de tout ce que l'influence

1. Les récils que nous en avons m'ont été conûrmés par deux témoins oculaires.

(An 75] LES EVANGILES. 89

juive a introduit dans ses manières de penser, conti- nuera de l'aimer.

Certes , en écrivant de pareilles vies., on est sans cesse amené à se dire comme Quinte-Curce * : Equidem plura (ransscribo rjuam credo. D'un autre côté, par un excès de scepticisme, on se prive de bien des vérités. Pour nos esprits clairs et scolas- tiques, la distinction d'un récit réel et d'un récit tictif est absolue. Le poëme épique, le récit héroïque, l'homéride, le trouvère, Vantari, le cantisforie se meuvent avec tant d'aisance, se réduisent, dans la poétique d'un Lucain, d'un Voltaire, à de froids agencements de machines de théâtre qui ne trompent personne. Pour le succès de tels récits, il faut que l'auditeur les admette ; mais il suffit que l'auteur les croie possibles. Le légendaire, l'agadiste, ne sont pas plus des imposteurs que les auteurs des poëmes homériques, que Chrétien de Troyes ne l'étaient. Une des dispositions essentielles de ceux qui créent les fables vraiment fécondes, c'est l'insouciance complète à l'égard de la vérité matérielle. L'agadiste sourirait, si nous lui posions notre question d'esprits sincères : « Ce que tu racontes est-il vrai ? » Dans un tel état d'esprit, on ne s'inquiète que de la doctrine à incul-

1. Quinte-Curce, IX, i, 34.

90 OniGINKS DU CHRISTIANISMi;. [\n 75]

quer, du sentiment à exprimer. L'esprit est tout; la lettre n'importe pas. La curiosité objective, qui ne se propose d'autre but que de savoir aussi exactement que possible la réalité des faits, est une chose dont il n'y a presque pas d'exemple en Orient.

De même que la vie d'un Bouddha dans l'Inde était en quelque sorte écrite d'avance, de même la vie d'un 3Iessie juif était tracée a priori; on pouvait dire ce qu'il devait faire, ce qu'il était tenu d'accom- plir. Son type se trouvait avoir été sculpté en quelque sorte par les prophètes, sans que ceux-ci s'en fussent doutés, grâce à une exégèse qui appliquait au Messie tout ce qui se rapportait à un idéal obscur. Le plus souvent, cependant, c'était le procédé inverse qui pré- valait chez les chrétiens. En lisant les prophètes, sur- tout les prophètes de la fin de l'exil, le second Isaïe, Zacharie, ils trouvaient Jésus à chaque ligne. « Ré- jouis-toi, fille de Sion; saute de joie, fille de Jérusa- lem ; voici que ton roi vient à toi, juste et apportant le salut; il est la douceur même ; sa monture est un âne, le petit de l'ânesse*. » Ce roi des pauvres, c'était Jé- sus, et l'on croyait se rappeler une circonstance il accomplit cette prophétie-. « La pierre qu'ils avaient

1. Zach., IX, 9. Le vrai Zacharie finit avec le chapitre viii. Les chapitres ix-xiv paraissent d'une main plus ancienne.

2. Vie de Jésus, p. 387.

[An 75] LES ÉVANGILES. 91

mise au rebut est devenue une pierre d'angle, » lisait-on dans un psaume *. « Ce sera une pierre de scandale, lisait-on dans Isaïe % un achoppement pour les deux maisons d'Israël, un piège, une cause de ruine pour les habitants de Jérusalem; beaucoup s'y heur- teront et tomberont. » Que le voilà bien! se disait-on. On repensait surtout ardemment aux circonstances de la Passion pour y trouver des figures. Tout ce qui se passa heure par heure dans ce drame terrible arriva pour accomplir quelque texte, pour signifier quelque mystère. On se rappelait qu'il n'avait pas voulu boire la posca^ que ses os n'avaient pas été rompus, que sa robe avait été tirée au sort. Les prophètes l'avaient prédit. Judas et ses pièces d'argent (vraies ou supposées) suggéraient des rapprochements ana~ logues. Toute la vieille histoire du peuple de Dieu devenait une sorte de modèle que l'on copiait. Moïse, Elie, avec leurs lumineuses apparitions, faisaient ima- giner des ascensions de gloire. Toutes les théophanies antiques avaient eu lieu sur des points élevés ^ ; Jé- sus se révéla principalement sur les montagnes, se

i. Ps.cxviii, 22. Cf. Matth., xxi, 42; Marc, xii, 10; Luc, xx, i7; AcL, IV, 11 ; I Pétri, ii, 7.

2. Isaïe, VIII, 14-15. Cf. Luc, ii, 34; Rom., ix, 32; I Pétri, ii, 8.

3. LeSinaï, le Moria, le Théou-prosopon {Phanuel) de Phé- nicie, etc.

92 ORIGINES DU CHRISTIANIS.Mi:. [\n 75J

transfigura sur le Thabor ^ On ne reculait pas devant ce que nous appellerions des contre-sens : « J'ai appelé mon fils de l'Egypte, » disait Jéhovah dans Osée*. Il s'agissait d'Israël; mais l'imagination chrétienne se figura qu'il s'agissait de Jésus, et on le fit transporter enfant en Egypte. Par une exégèse plus lâche encore, on trouvait que sa naissance à Nazareth avait été l'accomplissement d'une pro- phétie \

Tout le tissu de la vie de Jésus fut ainsi un fait exprès, une sorte d'arrangement surhumain disposé pour réaliser une série de textes anciens, censés rela- tifs à lui *. C'est le genre d'exégèse que les juifs nomment midrasch, toutes les équivoques, tous les jeux de mots, de lettres, de sens, sont admis. Les vieux textes bibliques étaient pour les juifs de ce temps, non comme pour nous un ensemble histo- rique et littéraire , mais un grimoire d'où l'on tirait des sorts, des images, des inductions de

4. Évang. des Hébr.,p. i6, ligne 17, p. 23 (Hilg.). Le nom du Thabor a disparu dans les Évangiles grecs. Il a reparu dans la tradition, à parlir du iv* siècle.

2. Osée, XI, 1 .

3. Malth., II, 23.

4. De la formule tva ou Ôttcu; 7;Xy,pwef , si fréquente dans Mat- thieu. Comp. les formules juives analogues], ICWU nn D^'pS, T)rjV'n Danb, etc.

[An 75] LES ÉVANGILES. 93

toute espèce. Le sens propre pour une telle exégèse n'existait pas ; on touchait déjà aux chimères du cabbaliste, pour lequel le texte sacré n'est qu'un amas mystérieux de lettres. Inutile de dire que tout ce travail se faisait d'une façon impersonnelle et en quelque sorte anonyme. Légendes, mythes, chants populaires, proverbes, mots historiques, calomnies caractéristiques d'un parti, tout cela est l'œuvre de ce grand imposteur qui s'appelle la foule. Assurément chaque légende, chaque proverbe, chaque mot spirituel a un père, mais un père in- connu. Quelqu'un dit le mot ; mille le répètent, le perfectionnent, l'affinent, l'aiguisent ; même celui qui l'a dit n'a été en le disant que l'interprète de tous.

CHAPITRE VI.

L EVANGILE IIKBREU.

Cette exposition de la vie messianique de Jésus, entremêlée de textes des anciens prophètes, toujours les mêmes, et susceptible d'être récitée en une seule séance, arriva de bonne heure à se fixer en des termes presque invariables, au moins pour le sens \ Non-seulement le récit se déroulait selon un plan déterminé, mais de plus les mots caractéristiques étaient arrêtés, si bien même que tel mot guidait souvent la pensée et survivait aux modifications du texte. Le cadre de l'Evangile exista ainsi avant

1. L'Apocalypse, écrite sûrement avant les sj'noptiques, a plus d'une consonnance avec eux. Comp. Apoc, m, 3, à Matth., xxiv, 42-44; Apoc, xiv, 14-17, à Matlh., xiii, 30; Apoc, xix, 7, à Matth., XXII, 2, et xxv, 1 ; Apoc, xxii, 4, à Matth., v, 8. Il en est de même de l'épître de Jacques. Comp. Jac, v, 12, à Matth., v, 34. Voir aussi Jac, i, 17, 19-20, 22; ii, 13; iv, 4, 10; v, 2.

[An 75] LES ÉVANGILES. 95

l'Évangile, à peu près comme, dans les drames persans de nos jours sur la mort des Alides, la marche de l'action est réglée, tandis que les parties banales sont laissées à l'improvisation de l'acteur. Destiné à la prédication, à l'apologie , à la conversion des juifs, le récit évangélique eut toute son individualité avant d'être écrit. On eut parlé aux disciples galiléens, aux frères du Seigneur, de la nécessité d'avoir des feuillets ce récit fût revêtu d'une forme consacrée, ils eussent souri. Avons-nous besoin d'un papier pour retrouver nos pensées fondamentales, celles que nous répétons ou appliquons tous les jours ? Les jeunes catéchistes pouvaient recourir pendant quelque temps à de pareils aide-mémoire; les vieux maîtres n'éprou- vaient que du dédain pour ceux qui s'en servaient ^ Voilà comment il se fait que, jusqu'au milieu du 11* siècle, les paroles de Jésus continuent à être citées de souvenir, avec des variantes considérables ^ Les textes évangéliques que nous possédons exis- taient ; mais d'autres textes du même genre existaient à côté d'eux, et d'ailleurs, pour citer les paroles ou les traits symboliques de la vie de Jésus, on ne se croyait nullement obligé de recourir à ces textes

1. Papias, dans Eus., //. E., III, xxxix, 4.

2. C'est ce que l'on verra dans le lome VI de cet ouvrage, surtout à propos de saint Justin.

% ORIGINES DU CIIRISTIAMSMi;. f\ii75]

écrits. La tradition vivante* était le grand réservoir tous puisaient. De l'explication de ce fait, en apparence surprenant, que les textes qui sont deve- nus ensuite la partie la plus importante du chris- tianisme se sont produits obscurément, confusément, et n'ont été entourés d'abord de presque aucune considération \

Le même phénomène se retrouve, du reste, dans presque toutes les littératures sacrées. Les Védas ont traversé des siècles sans être écrits ; un homme qui se respectait devait les savoir par cœur. Celui qui avait besoin d'un manuscrit pour réciter ces hymnes antiques faisait un aveu d'ignorance ; aussi les copies n'en ont-elles jamais été estimées. Citer de mémoire la Bible, le Coran, est encore de nos jours un point d'honneur pour les Orientaux ^ Une partie de la Thom juive a dii être orale, avant d'être rédigée. Il en a été de même pour les Psaumes. Le Tal- mud, enfin, exista près de deux cents ans sans être écrit. Même après qu'il fut écrit, les savants pré- férèrent longtemps les discours traditionnels aux

1 . Zûcm owvTi y.al |j.£vcû(rr,. Papias, dans Eus., //. E., III, xxxix, 4. Comp. La lettre d'Iiénéeà Fiorinus, Eus., //. E., V, 20.

2. Voir surtout Papias, dans Eus., endroit cité.

3. La plupart des citations de l'Ancien Testament qui so trouvent dans les écrits du Nouveau sont faites de mémoire.

[An 7.^] LES ÉVANGILES. 97

paperasses qui contenaient les opinions des doc- teurs. La gloire d'un savant était de pouvoir citer de mémoire le plus grand nombre possible de solutions de casuistes. En présence de ces faits , loin de s'étonner du dédain de Papias pour les textes évan- géliques existant de son temps, textes parmi lesquels étaient sûrement deux des livres que la chrétienté a ensuite si fort révérés, on arrive à le trouver par- faitement conforme à ce qu'on devait attendre d'un homme de tradition, d'un « homme ancien », comme l'appellent ceux qui ont parlé de lui.

Nous doutons que, avant la mort des apôtres et avant la destruction de Jérusalem, tout cet ensem- ble de récits, de sentences, de paraboles, de cita- tions prophétiques ait été mis par écrit. C'est vers l'an 75 que nous plaçons par conjecture le moment l'on esquissa les traits de l'image devant laquelle dix-huit siècles se sont prosternés. La Batanée, résidaient les frères de Jésus et s'étaient réfu- giés les restes de l'Église de Jérusalem, paraît avoir été le pays s'exécuta cet important travail. La langue dont on se servit * fut celle dans laquelle étaient conçues les paroles mêmes de Jésus, que l'on savait par cœur, c'est-à-dire le syro-chaldaïque, qu'on ap- pelait abusivement l'hébreu. Les frères de Jésus, les

-1 . Les preuves de Texistence d'un Évangile hébreu sont les

7

98 ORIGINES DV CHRISTIANISME. [An '5]

chrétiens hiérosolymites fugitifs parlaient cette lan- gue, peu dilTérente, au reste, de celle des Batanéotes qui n'avaient pas adopté la langue grecque. C'est dans un dialecte obscur et sans culture littéraire que fut tracé le premier crayon du livre qui a charmé les âmes. Certes, si l'Évangile fut resté un livre hébreu ou syriaque, sa fortune eût bientôt trouvé des limites. C'est en grec que l'Évangile devait arriver à sa per- fection, à la forme dernière qui a fait le tour du monde. Il ne faut pas oublier cependant que l'Évan-

textes suivants : Papias, dans Eus., //. E.^ 111, xxxix, i6; Ilégc- sippe, dans Eus., //. E.j IV, xxii, 7; Panlaenus (?), selon Eus., //. E.J V, X, 3 (saint Jérôme, De viris ilL, c, 36); Irénée, III, i, 1 ; Origène, dans Eus., VI, xxv, 4; I)i Juh., tom. ii, 6 (0pp., IV, 63 etsuiv.); In Mallli., t. i (0pp. ^ III, 440)-, Eusèbe, //. E., III, xxiv, 6; xxvii, Zi; In Psal/n. lxxviii, 2; Qaœsl. ad Mari- nww. Il, 1; Theoph.j xxii (col. 685, Migne); Tliéophanie syriaque (Lee), IV, 12; Épiphane, hœr. xxviii, 5; xxix, 9; xxx, 3, 6, 13; II, 5; Tliéodoret, Ilœrel. fab., Il, 1 ; saint Jean Clirys., Ilom. in Mallh., I, 3; saint Cyrille deJér., Catech., xiv, 15 ; saint Grég. de Nez., Car/»., p. 261 (Paris, 1840); saint Augustin, De cons. Evang., 1,4; II, 128; Tliéophylacte, iVrtVi/t.^proœm.; saint Jérôme, voir ci- après, p. 102. Cf. Tischendorf, Xolilia edilionis codicis sitiaï- /jCi(Lips., 1860), p. 58. C'est bien à tort qu'on a supposé que la version syrijque de saint Matthieu publiée par Curelon (Londres, 1858) a été faite sur l'original araméen de saint Mattliieu. L'idée qu'elle serait cet original même est tout à fait chimérique. Pour la tradition arabe d'un Évangile hébreu, voir //j>7. génér- des langues sémitiques, 1. IV, c. ii, § 3, inilio; Ibn Khaldoun, Prolëgom., Irad. Slane, I, p. 472.

[An 75] LES ÉVANGILES. 99

gile fut d'abord un livre syrien, écrit en une langue sémitique. Le style évangélique, ce tour charmant de narration enfantine qui rappelle les pages les plus lim- pides des vieux livres hébreux, pénétrées d'une sorte d'éther idéaliste que le vieux peuple ne connut pas, n'a rien d'hellénique. L'hébreu en est la base. Une juste proportion de matérialisme et de spiritualisme, ou plutôt une indiscernable confusion de l'âme et des sens, fait de cette langue adorable le synonyme même de la poésie, le vêtement pur de l'idée morale, quelque chose d'analogue à la sculpture grecque, l'idéal se laisse toucher et aimer.

x\insi fut ébauché par un génie inconscient ce chef-d'œuvre de l'art spontané, l'Evangile, non pas tel ou tel Évangile, mais cette espèce de poëme non fixé, ce chef-d'œuvre non rédigé, chaque défaut est une beauté, et dont l'indécision même a été la principale condition de succès. Un portrait de Jésus fini, arrêté, classique, n'aurait pas eu tant de charme. L'agadttj la parabole, ne veulent pas de contours nets. Il leur faut la chronologie flottante, la transition légère, insoucieuse de la réalité. C'est par l'Évan- gile que Vagada juive est arrivée à la vogue univer- selle. Cet air de candeur a séduit. Celui qui sait conter s'empare de la foule. Or savoir conter est un rare privilège ; il faut pour cela une naïveté, une absence

100 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 75J

de pédantisme, dont n'est guère capable le docteur solennel. Les bouddhistes et les agadisles juifs (les évangélistes sont de vrais agadistes) ont seuls possédé cet art au degré de perfection qui fait accepter un récit à l'univers entier. Tous les contes, toutes les pa- raboles qui se répètent d'un bout de la terre à l'autre n'ont que deux origines, l'une bouddhique, l'autre chrétienne, parce que seuls les bouddhistes et les fonda- teurs du christianisme eurent souci de la prédication populaire. La situation des bouddhistes relative- ment aux brahmanes avait quelque chose d'analogue à celle des agadistes relativement aux talmudistes. Les talmudistes n'ont rien qui ressemble à la para- bole évangélique, pas plus que les brahmanes ne fussent arrivés d'eux-mêmes au tour si agile, si leste, si coulant de la narration bouddhique. Deux grandes vies divines bien racontées, celle de Bouddha, celle de Jésus, voilà le secret des deux plus vastes propagandes religieuses qu'ait vues l'humanité.

La halaha n'a converti personne; seules, les épî- tres de saint Paul n'eussent pas acquis cent adeptes à Jésus. Ce qui a conquis les cœurs, c'est l'Evangile, ce délicieux mélange de poésie et de sens moral, ce récit flottant entre le rêve et la réalité dans un para- dis où l'on ne mesure pas le temps. Il y a eu sûre- ment en tout cela un peu de surprise littéraire. Il

[An :h] LES ÉVANGILES. 101

faut faire dans le succès de l'Évangile une pari à l'étonnement causé chez nos lourdes races par l'étrangeté délicieuse de la narration sémitique, par ces habiles arrangements de sentences et de discours, par ces chutes si heureuses, si sereineS; si cadencées. Etrangers aux artifices de Vagada, nos bons ancê- tres en furent si charmés, qu'à l'heure présente nous avons peine encore à nous persuader combien ce genre de récit peut être vide de vérité objective. Mais, pour expliquer que l'Evangile soit devenu chez tous les peuples ce qu'il est, le vieux livre de famille dont les feuillets usés ont été mouillés de pleurs et le doigt des générations s'est imprimé, il a fallu plus que cela. La fortune littéraire de l'Évangile tient à Jésus lui-même. Jésus a été, si l'on peut s'exprimer ainsi, l'auteur de sa propre biographie. Une expérience le prouve. On fera long- temps encore des Vies de Jésus. Or la Vie de Jésus obtiendra toujours un grand succès, quand un écri- vain aura le degré d'habileté, de hardiesse et de naïveté nécessaires pour faire une traduction de i'Évangile en style de son temps. On cherchera mille causes à» ce succès ; il n'y en aura jamais qu'une, c'est l'Évangile lui-même, son incomparable beauté intrin- sèque. Que le même écrivain fasse ensuite et avec les mêmes procédés une traduction de saint Paul,

102 ORIGINES DU CIIRISTIAMSMF,. [An 75]

le public ne sera pas entraîné. Tant il est vrai que la personne éminente de Jésus, tranchant vigou- reusement sur la médiocrité de ses disciples, fut bien l'âme de l'apparition nouvelle et en fit toute l'originalité.

Le protévangile hébreu se conserva en original jusqu'au v* siècle parmi les nazaréens de Syrie. II en exista des traductions grecques ' . Un exemplaire s'en trouvait dans la bibliothèque du prêtre Pamphile de Gésarée '; saint Jérôme dit avoir copié le texte hé- breu à Alep et même l'avoir traduit'. Tous les Pères

1. C'est ce que prouvent les nombreuses citations des Pères. Voir en particulier Clém. A\ex., S iro ni., II, ix, 45; Origène, In Joli. tom. II, 6 (0pp., IV, 63 et suiv.); Eusèbe, H. E. , III, xxv, 5; saint Jérôme, endroits cités ci-après, note 3. Cf. Tischendorf, /. c; S tic ho tné trie de Nicéphore, dans Credner, Gesch. des neuf. Kan.j p. 243 ; Nicéphore Calliste, ibid., p. 236.

2. Voir un autre curieux mais contestable renseignement sur des écritures chrétiennes en langue hébraïque, conservées à Tibé- riade au iv« siècle, dans Épiph., haer. xxx, 6.

3. De viris ilL, c. 2, 3, 16 (cf. Pseudo-Ign., Ad Smyrti., 3) ; In 3Ialth. , prol., et vj, fi; xii, ^13; xxiii, 33; xxvii, 16, 31; In Mich., VII, 6; In Ezech., xxviii, 7; In Eph., v, 4; Adv. Pe- lag., 111,2 ; Episl. ad Iledibiam (0pp., edit. Mart., IV, \" part , col. 173 et 176); Epist. ad Datnasuni {0pp., lY, 1" part., col. 148) ; Epist. ad Damasum alia (0pp., III, col. 519); Episl. ad Alga- siam (0pp., IV, V' part., 190) ; In Isaïam, 1. XVIII, prol. (0pp., III, 478);//i /samw, XI, 1 . Comparez Épiph., hœr.xxix, 9; xxx, 13, 14, 16. Voir, au contraire, Théodore de Mopsueste, dans Photius, cod. 177. Cf. Eusèbe, Theoph., xxii (col. 683, Migne); syr., IV, 12. Voir ci-dessus, p. 98, note.

(An 75J Li:S EVANGILES. 103

de l'Église ont trouvé que cet Évangile hébreu res- semblait beaucoup à l'Évangile grec qui porte le nom de saint Matthieu. Ils en tirent le plus souvent la conséquence que l'Évangile grec dit de saint .Matthieu a été traduit de l'hébreu \ C'est une conséquence erronée. La génération de notre Évangile selon saint Matthieu a suivi des voies plus compliquées. La ressemblance de cet Évangile avec l'Évangile selon les Hébreux n'allait pas jusqu'à l'identité ^ Notre Évangile selon saint Matthieu n'est rien moins qu'une traduction. Nous expliquerons plus tard comment, de tous les textes évangéliques, il est celui qui se rapproche le plus du prototype hébreu. La destruction des judéo-chrétiens de Syrie amena la disparition de ce texte hébreu. Les tra- ductions grecques et latines, qui faisaient une disso- nance désagréable à côté des Évangiles canoniques,

1 . Voir surtout Papias, dans Eus., H. E., III, x\xix, 1 6 ; Apol- linaris, dans Chron. pasc, p. 6 (Paris); Irénée, I, xxvi, 2; III, XI, 7; Épiphane, haer. xxviii, 5; xxix, 9; xxx, 3, 6, 13,14; saint Jérôme, passages cités.

2. Si les deux ouvrages avaient été identiques, saint Jérôme n'eût pas pris la peine de traduire l'Évangile des Hébreux. Les fragments que nous possédons de ce dernier Évangile s'écartent souvent beaucoup de saint Matthieu (par exemple, xxviii, 1-10, 18-20). Dans Matthieu, le iTveD[j.x â^nv joue le rôle de père de Jésus; dans l'Évangile hébreu, il jouait le rôle de mère, par suite du genre féminin du mot rouah. Voir ci-après, p. 106.

lOi ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 70]

périrent également. Les nombreuses citations qu'en font les Pères permettent jusqu'à un certain point de se figurer l'ouvrage original*. Les Pères- avaient raison de le rapprocher du premier de nos Évan- giles. Cet Évangile des Hébreux, des Nazaréens, ressemblait en effet beaucoup à celui qui porte le nom de Matthieu pour le plan et l'ordonnance. Pour la longueur, il tenait le milieu entre Marc et Mat- thieu *. On ne peut assez regretter la perte d'un pareil texte. ïl est certain cependant que, quand même nous posséderions encore l'Evangile hébreu vu par saint Jérôme, notre Matthieu devrait lui être préféré. Notre Matthieu, en effet, s'est conservé intact depuis sa rédaction définitive, dans les der- nières années du i" siècle, tandis que l'Évangile hébreu, vu l'absence d'une orthodoxie, jalouse gar- dienne des textes, dans les Églises judaïsantes de Syrie, a été remanié de siècle en siècle, si bien qu'à la fin il n'était pas fort supérieur à un Évangile apocryphe.

A l'origine, il paraît avoir eu les caractères qu'on s'attend à trouver dans une œuvre primitive. Le plan du récit était conforme à celui de Marc, plus

r Voir le recueil des fragments qui en restent, dans Hilgen- feld, \ovum Test, extra canonemreceptum, fascic. IV, p. 5-31. 2. Slichomélrie de Nicéphore, /. c.

[An 75] LES ÉVANGH.ES. 105

simple que celui de Matthieu et de Luc. La naissance virginale de Jésus n'y figurait pas ^ En ce qui con- cerne les généalogies, la lutte fut vive. La grande bataille de l'ébionisme se livra sur ce point. Quel- ques-uns admettaient les tables généalogiques dans leurs exemplaires; d'autres les rejetaient ^ Comparé à l'Évangile qui porte le nom de Matthieu, l'Évangile hébreu, autant que nous en pouvons juger par les fragments qui nous restent, était moins raffnié dans le symbolisme % plus logique*, moins sujet à certaines objections d'exégèse % mais d'un surna-

1. Hilgenfeld, op. cit., p. 6.

2. Voir Vi^de Jésus, p. 23, 249-250. Épiphane, qui n'avait pas vu d'exemplaire de cet Évangile hébreu, reste dans le doute sur ce point, en ce qui concerne les nazaréens. Haer. xxix, 9.

3. Ainsi c'est l'OTvsfôupov, le linteau de la grande porte du temple, qui se brise au moment de la mort de Jésus (Hilg., 17, 28). Les trois synoptiques y ont substitué le xaTairsTaTjAa, le voile, pour marquer que Jésus déchire le voile des mystères antiques et sup- prime ce que le judaïsme avait d'étroit, d'exclusif, de fermé. Cf. Hébr. VI, 19 et suiv. ; ix, 6 et suiv.; x, 19 et suiv.

4. Comparez surtout Matth., xviii, 22, et le passage parallèle de l'Évangile des Hébreux (Hilg., 16, 24); Math., xix, 16-24, et le passage parallèle (Hilg., p. 16-17, 24-26). Au lieu de la pénible invention, qu'on trouve dans le Matthieu canonique, d'une garde romaine mise au tombeau sur la réquisition du sanhédrin, nous voyons dans l'Évangile hébreu le grand prêtre placer simple- ment quelques-uns de ses domestiques auprès du tombeau {Hilg., p. 17, 28-29).

5. Ainsi il ne contient pas l'inexactitude de Zacharie, Gis de

lOG OFUniNES OU CHniSTIAMSMK. [An 75]

turel plus étrange, plus grossier, plus analogue à celui de Marc. Ainsi la fable que le Jourdain prit feu lors du baptême de Jésus, fable chère à toute la tradition populaire des premiers siècles, s'y trouvait*. La forme sous laquelle on supposait que l'Esprit divin, à ce moment-là, entra en Jésus comme une force distincte de lui, paraît aussi avoir été la plus vieille conception nazaréenne. Pour la transfigu- ration, l'Esprit, mère de Jésus S prend son fils par un cheveu, selon une imagination qui se trouve dans Ézé- chiel ' et dans les additions au livre de Daniel*, et le transporte sur le Thabor ". Quelques détails matériels sont choquants % mais tout à fait dan$ le goût de Marc. Enfin certains traits restés sporadiques dans

Barachie (Matlh , xxiii, 33; Hilg., p. 17, 26). Il donne aussi la vraie forme du nom de Darabbas.

\. Hilgenfeld, p. 15, 21. Cf. Carm. sibylL, Vil, 81-83; Ce- rygma Pauli, dans Pseudo-Cyprien, De non iler. bapt. édit. Rigault, Paris, 1648, Observ. ad cale, p. 139; saint Justin, DiaL, 88; Eusèbe, De solemn. paschali,i; saint Jérôme, In Is., XI, 1. Cf. Évangile ébionite (Hilg., p. 34).

2. Orig., In Jer., homil. xv, 4. Le mot roiiah (esprit) est féminin en hébreu. L'Esprit de Dieu chez les elchasaïtes était aussi une femme. P/uïos.^ IX, 13 ; Épiph., hcor. XIX, 4; xxx,17; lui, \.

3. Ézéchiel, viii, 3.

4. Bel et le Dragon, 36 (chap. xiv, 33, Vulgate).

5. Hilgenfeld, p. 16, 23-24. C'est à tort qu'on a rapporté ce fragment au récit de la tentation.

6. Hilgenfeld, p. 16, ligne 37.

[An 75] LES ÉVANGILES. 107

la tradition grecque , tels que l'anecdote de la femme adultère, qui s'est attachée tant bien que mal au quatrième Evangile, avaient leur place dans l'Evangile hébreu*.

Les récits des apparitioas de Jésus ressuscité offraient évidemment dans cet Evangile un caractère à part. Tandis que la tradition gahléenne, représentée par Matthieu, voulait que Jésus eût donné rendez-vous à ses disciples en Galilée, TÉvangile des Hébreux, sans doute parce qu'il représentait la tradition de l'Église de Jérusalem, supposait que toutes les apparitions eu- rent lieu dans cette ville, et attribuait la première vi- sion à Jacques. L'une des finales de l'Évangile de Marc et l'Évangile de Luc placent de même toutes les appa- ritions à Jérusalem ^ Saint Paul suivait une tradition analogue ^

Un fait bien remarquable, c'est que Jacques, l'homme de Jérusalem, jouait dans l'Évangile hébreu un rôle plus important que dans la tradition évan- gélique qui a survécu*. Il semble qu'il y a eu chez les évangélistes grecs une sorte de parti pris d'effa- cer le frère de Jésus ou même de laisser supposer

1. Eus., //. £., III, XXXIX, 16.

2. Voir les Apôtres, p. 36-37, noie.

3. I Cor.,\v, 5-8.

4. Hilgenfeld, p. 17. 18, 27-28, 29.

108 ORIGINES DU CHRISTIANISME. [An 75]

qu'il joua un rôle odieux^ Dans l'Évangile nazaréen, au contraire, Jacques est honoré d'une apparition de Jésus ressuscité; cette apparition est la première de toutes; elle est pour lui seul; elle est la récompense du vœu, plein de foi vive, que Jacques avait fait de ne plus manger ni boire jusqu'à ce qu'il vît son frère ressuscité. On pourrait être tenté de regarder ce récit comme un remaniement assez moderne de la légende, sans une circonstance capitale. Saint Paul, en l'an 57, nous apprend également que, selon la tradition qu'il avait reçue, Jacques avait eu sa vision"-. Voilà donc un fait important que les évangélistes grecs ont supprimé, et que l'Évangile hébreu racon- tait. En revanche, il semble que la première rédaction hébraïque renfermait plus d'une allusion contre Paul. Des gens ont prophétisé et chassé les démons au nom de Jésus; au grand jour, Jésus les repousse « parce qu'ils ont pratiqué l'illégalité » \ La parabole de l'ivraie est plus caractéristique encore. Un homme

\. Voir Vie de Jésus, p. 139, 160, 348.

2. I Cor., XV, 7.

3. Éî-]faîcasvoi tt.v àvcuiav. Matlh., VU, 21-23 (comp. Ps. XIV,

4, trad. grecque). Ce passage est habilement retourné par Luc contre les juifs. Luc, xiii, 24 et suiv. L'expression de ivcaoi, uîcl àvcjj.(aç, etc., était le nom que les ébionitcs donnaient aux disci- ples de Paul. C'est peut-ôtre exprès que Luc [xiii, 37) change cette expression en Èp^xrai x^v/J.x;.

[An 75J LES ÉVANGILES. 109

n'a semé dans son champ que de la bonne semence ; mais, pendant qu'il dort, « l'homme ennemi » vient, sème l'ivraie dans le champ et s'en va. « Maître, disent les serviteurs, tu n'as semé que du bon grain; d'où vient donc cette ivraie? C'est l'homme ennemi qui a fait cela, répond le maître. Veux-tu que nous allions cueillir ces mauvaises herbes ? Non ; car en même temps vous arracheriez le fro- ment. Laissez le tout croître jusqu'à la moisson ; alors je dirai aux moissonneurs : «Cueillez d'abord l'ivraie » et liez-la en gerbe pour la briàler ; quant au froment, » rassemblez-le dans mon grenier*. » Il faut se rap- peler que l'expression « l'homme ennemi- » était le nom habituel par lequel les ébionites désignaient Paul \

L'Évangile hébreu fut-il considéré par les chré- tiens de Syrie qui s'en servaient comme l'ouvrage de l'apôtre Matthieu? Aucune raison sérieuse neporte à le croire*. Le témoignage des Pères de l'Eglise ne prouve

i. MaUh., XIII, 24 et suiv., 36 et suiv. Le semeur d'ivraie manque dans Marc, iv, 26-29. Le rédacteur de Matthieu l'a sans doute pris dans l'Évangile hébreu. Luc omet le tout.

2. Èj^ôpô; àv6fw:toç.

3. Voir Saint Paul, p. 303. Le verset Matth., xiii, 39 n'est pas une raison de repousser toute allusion à Paul. 6 ^lâScXc; peut être une atténuation du dernier rédacteur. Toù; ircicùvraç tt.v àvoj^îav du verset 41 est bien significatif. Voir ci-dessus, p. 408, note 2.

4. Il faudrait pour le prétendre supposer que les circonstances

no OniGI.XKS DU CHRISTIANISME. [An 75]

rien dans la question présente. Vu l'extrcme inexac- titude des écrivains ecclésiastiques quand il s'agit d'hébreu, cette proposition vraie : « L'Évangile hé- breu des chrétiens de Syrie ressemble à l'Évangile grec connu sous le nom de saint Matthieu, » devait se transformer en celle-ci, qui est loin d'en être syno- nyme : (( Les chrétiens de Syrie possèdent l'Évan- gile de saint Matthieu en hébreu ; )> ou bien : « Saint Matthieu écrivit en hébreu son Évangile*. » Nous croyons que le nom de saint Matthieu ne fut appliqué à une des rédactions évangéliques que quand la rédaction grecque qui porte maintenant son nom fut composée, ainsi qu'il sera dit plus tard 2. Si

décisives qui nous empêchent d'admettre que l'apôtre Matthieu ait écrit l'Évangile grec qui porte son nom, tel que nous le lisons aujourd'hui (voir Vie de Jésus, p. 166-167, note), et en particu- lier la façon dont la conversion de l'apôtre Matthieu y est racontée (Matlh.,ix,9), n'existaient pas dans l'Évangile hébreu. OrÉpiph., haer. xxx, 13, inviteà croire le contraire. Voir ci-après, p. 216.

I. C'est déjà la formule de Papias. Ce que Papias avait entre les mains était le ^x-«, MarOalov grec, qu'il regarde comme une traduction de l'hébreu. Il était donc inévitable qu'il crût que l'ori- ginal hébreu portait aussi le nom de Matthieu. Épiphane, haer. xxx, 13, est équivoque, et d'ailleurs il s'agit de la forme la plus moderne de l'Évangile ébionite. L'Évangile nazaréen ne portait aucune désignation claire, puisque saint Jérôme appelle cet Évangile secundum aposlolos, sive, ut plerique autumanl, juxla Mallhœum. Adv. Pelag., III, 2. Cf. Prœf. in evang. ad Damasum.

2. Voir ci-après, p. 173 et suiv.

(An 15] LES ÉVANGILES. 111

l'Évangile hébreu porta jamais un nom d'auteur ou plutôt une dé.-ignalion de garantie traditionnelle, ce fut le titre d' « Évangile des douze Apôtres» », parfois aussi peut-être le nom d' « Évangile de Pierre » -. Encore croyons-nous que ces noms ne lui furent donnés que tard, quand les Évangiles portant des noms d'apôtres, comme celui de Matthieu, eurent la vogue. Une manière décisive de conserver au vieil Évangile sa haute autorité était de le couvrir de l'autorité du corps apostolique tout entier.

Gomme nous l'avons déjà dit, l'Évangila hébreu fut mal gardé. Chaque secte judaïsante de Syrie y fit des additions et des suppressions, si bien que les orthodoxes le présentent tantôt comme interpolé et plus long que Matthieu', tantôt comme mutilé*. C'est surtout entre les mains des ébionites du second siècle que l'Évangile hébreu arriva au dernier degré

\. Préface de l'Évangile ébionite. Hilg. , p. 33, 33; saint Jérôme, Adv. Pelag., III, 2; In Mallfi., proœm. Cf. Origène, Homil. I in Lucam (0pp., III, 933) ; saint Ambroise, In Luc, I, 2 ; Théophylacte^ In Luc, proœni. Notez l'expression à-cu.vr,acveiu.xTa tûv àTîoctoXwv, fréquente en saint Justin, pour dési- gner les Évangiles.

"2. SaintJustin,Z)mL_,106 (aùrcû, douteux) .Voir ci-après., p. 11 2.

3. Épiph., haer. xxviii, 5; xxix, 9.

4. Épiph., haer. xxx, 13. Épiphane attribue l'Évangile com- plet aux nazaréens et l'Évangile mutilé aux ébioniles. Cf. Eusèbe, //. E., VI, 17.

112 OUIGIiNES DU CHRISTIANISME. [An 75J

de l'allcralion. Ces hérétiques s'en firent une rédaction grecque', dont la tournure paraît avoir été gauche, pesante, cliargée, et du reste on ne se fit pas faute d'imiter Luc et les autres Evangiles grecs -. Les Évan- giles dits « de Pierre ' » et « selon les Égyptiens* » provinrent de la même source; ils présentaient éga- lement un caractère apocryphe et de médiocre aloi.

1. ÀitpîSe; confondu avec ij^i^îh;. Épiph., liaîr. xx\, 4 3.

2. Épiph., ibid.; Hilgenfcld, A'ou. Test, extra Can. rec, IV, p. 32 et suiv. Saint Jérôme, In MMh., xii, 13, exagère l'identité de l'Évangile des nazaréens et de celui des ébionites.

3. Origène, hi MalUi., tom. x, 17, 0pp., III, 462; De princ, 1, praef., 8, trad. de Rufin, 0pp., I, 49 (cf. Ignace, Ad Smyrn.,Z\ saint Jérôme, Deviris ilL, 16; In /.s., I. XVIII,prol.j; Eusèbe, //. E., III, 3, 2o, 27; YI, 12; Théodoret, Hœret.fab., II, 2; saint Jérôme, De viris ilL, 1 ; Décret deGéhise,cli. 6;Hilgen- feld, op. cit., IV, p. 39-42.

4. Clément d'Alex., Strom., III, 9, 13 (cf. Clém. Rom., Ép. II, 12); Orig., In Luc, i; Philosophum., V, 7; Épipliane. haer. Lxii, 2; saint Jérôme, In Malth., prol.^ îV«7.;Théopliylacte, //i Luc, proœm. : Hilgenfeld, IV, p. 43-4

CHAPITRE Yli.

L EVANGILE GREC. MARC.

Le christianisme des pays grecs ' avait encore plus besoin que celui des pays syriens d'une rédac- tion écrite de la vie et de l'enseignement de Jésus. Il semble, au premier coup d'œil, qu'il eût été bien simple de traduire, pour satisfaire à ce besoin, l'Évan- gile hébreu qui, peu après la ruine de Jérusalem, avait pris une forme arrêtée. Mais la traduction pure et simple n'était pas précisément le fait de ces temps; au- cun texte n'avait assez d'autorité pour se faire préférer aux autres; il est douteux d'ailleurs que les petits liviets hébreux des nazaréens eussent passé la mer et fussent sortis de Syrie. Les hommes apostoliques qui étaient en rapport avec les églises d'Occident se fiaient à leur

1. Nous ne parlons pas des pays lalins. Le cliristiani--me, à l'heure nous sommes, n'a touché que Rome en fait de terre latine, et les chrétiens de Rome parlaient grec.

8

lli ORIGINES DU CHRISTIAMSME. [An 70]

mémoire, et sans doute n'apportaient pas avec eux ces ouvrages qui eussent été inintelligibles pour leurs fidèles. Quand la nécessité d'un Évangile en grec se fit sentir, on le composa de toutes pièces. Mais, ainsi que nous l'avons déjà dit, le plan, le cadre, le livre presque entier étaient tracés d'avance. Il n'y avait au fond qu'une seule manière de raconter la vie de Jésus, et deux disciples l'écrivant séparément, l'un à Rome, l'autre à Kokaba, l'un en grec, l'autre en syro-chaldaïque , devaient produire deux ouvrages ayant entre eux beaucoup d'analogies.

Les lignes génoi'ales, l'ordre du récit n'étaient plus à fixer. Ce qui était à créer, c'était le style grec, le choix des mots essentiels. L'homme qui fit cette œuvre importante, ce fut Jean-Marc, le disciple, l'in- terprète de Pierre \ Marc, ce semble, avait vu, étant enfant, quelque chose des faits évangéliques ; on peut croire qu'il avait été à Gethsémani-. II connaissait personnellement ceux qui avaient joué un rôle dans le

rVoir Vie de Jésus, 43« édit, et suiv., p. 406; les Apôtres, p. S48-249, 278-280; Sai7U Paul, p. 20, 32; l'Antéchrist, p. 27, 73-74,98-99, Hi-M2, 121-122; tradition de Presbyleros Jo~ annes, rapportée pur Papias, dans Eus., H. E., III, xx\ix, 15; Constit. aposl., II, 57. Marc n'eut pas assez d'importance pour qu'on ait cru relever un écrit en le lui attribuant.

2. C'est probablement le vï«v((jy.o; de Marc, xiv, 51-52. Voir Vie de Jésus, p. 406.

[An 7t5J LES ÉVANGILES. 115

drame des dei'niers jours de Jésus ^ Ayant accom- pagné Pierre à Rome *, il y resta probablement après la mort de l'apotre, et traversa dans cette ville les crises terribles qui suivirent. Ce fut que, selon toutes les apparences, il rédigea le petit écrit de quarante ou cinquante pages qui a été le premier noyau des Évangiles grecs.

L'écrit, bien qu&composé après la mort de Pierre, était en un sens l'œuvre de Pierre '; c'était la façon dcmt Pierre avait coutume de raconter la vie de Jésus. Pierre savait à peine le grec ; Marc lui ser- vait de drogman; des centaines dfe fois il avait été le canal par lequel avait passé cette histoire merveil- leuse. Pierre ne suivait pas dans ses prédications un ordre bien rigoureux ; il citait les faits, les paraboles, selon que les besoins de l'enseignement l'exigeaient*.

1. Notez surtout ce qu'il dit de Simon de Cypène, « père d'Alexandre et de Rufus » (xv, 21), sa connaissance particulière des saintes femmes, de Joseph d'Arimathie.

2. I Pétri, v, 14.

3. Papias, dans Eus., III, xxxix, 15; Irénée, III, i, 1 ; Clément d'Alex., dans Eus., H. E., VI, 14; Eusèbe, H. E., II, 15; sain Jérôme, De viris ilL, 8 ; Ad Hedibiam, quasst. 11 : Gloses fina- les des manuscrits ^Scholtz et Matthaei, Evang. sec. Marcum, p. 8), Le passage de Justin, Dial., 106, donne lieu à beaucoup de dou'.es.

4. Tradition de Fresbyleros Joannes, rapportée par Papias, dans Eus., H. E., III, xxxix, 15.

lit) ORIGINES DU CURlSTIANIS.Mi:. [An TC]

Cette liberté de composition se retrouve dans le livre de Marc. La distribution logique des matières y fait défaut ; à quelques égards, l'ouvrage est très-incom- plet, puisque des parties entières de la vie de Jésus y manquent; on s'en plaignait déjà au ii* siècle'. Au contraire, la netteté, la précision de détail, l'originalité, le pittoresque, la vie de ce premier récit ne furent pas dans la suite égalés. Une sorte de réa- lisme y rend le trait pesant et dur - ; l'idéalité du caractère de Jésus en souffre; il y a des incohéren- ces, des bizarreries inexplicables. Le premier et le troisième Evangile#urpassent beaucoup celui de Marc pour la beauté des discours, l'heureux agencement des anecdotes ; une foule de détails blessants y ont disparu ; mais, comme document historique, l'Évangile deMarc aune grande supériorité ^ I^a forte impres- sion laissée par Jésus s'y retrouve tout entière. On l'y voit réellement vivant, agissant.

4. Papias, l. c.

2. Par exemple, Marc, m, 20.

3. Voir, par exemple, Marc, i, 20, 29: ii, 4, 44; m, 17; v, 22. 37, 42; VI, 45; vu, 26, 31; vin, 10, 14; ix, 6; x, 46; xi, 4; XII, 28; xiii, 3; xv. 14, 21, 25, 42, en comparant les endroits parallèles des autres synoptiques. Notez surtout dans Marc le récit de la mort de Jean-Baptiste, la seule page absolument histo- rique qu'il y ait dans tous les Évangiles réunis. Remarquez lex- pression « fils de Marie » (vi, 3); voir l'appendice, p. 542,

[Au 70] LUS ÉVANGILIiS. 117

Le parti qu'a pris iMarc d'abréger si singulière- ment les grands discours de Jésus nous étonne, (^es discours ne pouvaient lui être inconnus ; s'il les a omis, c'est qu'il a eu quelque motif pour cela. L'es- prit de Pierre, un peu étroit et sec, est peut-être la cause d'une telle suppression. Ce môme esprit est sûrement l'explication de l'importance puérile que Marc attache aux miracles. La thaumaturgie, dans son Évangile, a un caractère singulier de maté- rialisme lourd , qui fait songer par moment aux rêveries des magnétiseurs. Les miracles s'accom- plissent péniblement, par phases successives. Jésus les opère au moyen de formules araméennes, qui ont un air cabbahstique. Il y a une lulte entre la force naturelle et la force surnaturelle; le mal ne cède que peu à peu et sur des injonctions réitérées ' . Ajoutez à cela une sorte de caractère secret, Jésus défendant toujours à ceux qui sont l'objet de ses faveurs d'en parler -. On ne saurait le nier, Jésus sort de cet Évangile, non comme le délicieux mo- raliste que nous aimons, mais comme un magicien

1. Ainsi pour le démoniaque de Gergésa, Marc, v, 1-20; pour l'épiieplique, ix, 14-29, et surtout pour ra\eugle de Bethsaïde, vin, 22-26 (notez surtout la naïve réponse du vtrset 2i).

2. Cette injonction ^e retrouve dans Mattiiitu, mais moins ex- presse et moins logique. Gomp. Marc, i, 44; m, I2,^à Mallh., viir, 4; XII, 16.

118 ORIGINES DU CLHI\ISTIANISME. [An 7(1]

terrible. Le sentiment qu'il inspire le plus autoui' de lui, jc'est la crainte; les geiis, eilrayés de ses pro- diges, viennent le £upplie.r de s'éloigner de leurs frontières.

Il ne faut pas conclure de que l'Évangile de Marc soit moins historique que les autres; tout au contraire. Des choses qui nous blessent au plus haut degré furent de premier ordre pour Jésus et ses disciples immédiats. Le monde romain était encore plus que le monde juif dupe de ces illu- sions. Les miracles de Yespasien sont conçus exac- tement sur le même type que ceux de Jésus dans l'Évangile de Marc. Un aveugle, un boiteux, l'arrê- tent sur la place publique, le supphent de les guérir. 11 guérit le premier en crachant sur ses yeux, le second en marchant sur sa jambe *. Pierre semble avoir été principalement frappé de ces prodiges, et il est permis de croire qu'il insistait beau- coup là-dessus dans sa prédication. De là, dans l'œu- vre qu'il a inspirée, une physionomie tout à fait à part. L'Évangile de Marc est moins une légende qu'une biographie écrite avec crédulité. Les carac- tères de la légende, le vague des circonstances, la mollesse -des contours frappent dans Matthieu et

1. Tac, Hist., IV, 81-82; Suétone, Vesp.,1.

[An 76] LES ÉVANGILES. Il9

dans Luc. Ici, au contraire, tout est pris sur le vif; on sent qu'on est en présence de souvenirs *.

L'esprit qui domine dans le livret est bien celui de Pierre. D'abord, Céphas y joue un rôle émi- nent et paraît toujours à la tête des apôtres. L'au- teur n'est nullement de l'école de Paul, et pourtant, à diverses reprises, il s'en rapproche bien plus que de la direction de Jacques, par son indilTérence à l'égard du judaïsme, par sa haine pour le pharisaïsme, par son opposition vive aux principes de la théo- cratie juive \ Le récit de la Cananéenne', qui signifie ^ évidemment que le païen obtient grâce pourvu qu'il ait la foi, qu'il soit humble, qu'il reconnaisse le pri- vilège antérieur des fils de la maison, est bien d'ac- cord avec le rôle que joue Pierre dans l'histoire du centurion Corneille \ Pierre, il est vrai, sembla plus tard à Paul un timide; mais il n'en avait pas moins été, à sa date, le premier à reconnaître la vocation des gentils.

Nous verrons plus tard quel genre de modifica- tions on se crut obligé d'introduire dans